TERRAY (l'abbé Joseph-Marie), contrôleur général des finances, né à Boen (Forez) en 1715, mort le 18 février 1778. Un de ses oncles, médecin de cour sous la Régence, lui fit faire ses études à Juilly et lui acheta une charge de conseiller clerc au parlement de Paris. Ordonné diacre, il mena, dit-on, une vie simple et austère, entièrement consacré à ses travaux de palais. Vers 1753, il hérita de son oncle, quitta dès lors son masque d'austérité, secoua cyniquement le joug des convenances ecclésiastiques et donna l'exemple de tous les scandales. Bientôt il se fit connaître à la cour de Louis XV, où la corruption était un titre de faveur.
Ses servilités envers Mme de Pompadour lui valurent une riche abbaye, et des spéculations sur les grains augmentèrent encore sa fortune. Lors de la démission générale des parlementaires en 1755, il fut le seul à ne pas donner la sienne, devint rapporteur de la cour après la reprise du service et joua un rôle assez actif dans l'expulsion des jésuites, de concert avec le ministre Berryer, l'abbé de Chauvelin et autres créatures de la favorite. Il acheva de consolider son crédit à la cour et de gagner la faveur de Louis XV en coopérant au fameux arrêt du conseil de 1764, qui, sous prétexte de liberté d'exportation des grains, affamait la France au profit des agents royaux et des agioteurs. Lui-même, comme nous venons de le dire, gagna des sommes immenses dans ces honteuses spéculations sur la misère publique. Mais le but de son ambition, il ne prenait point la peine de le cacher, était le contrôle général des finances.
A force d'intrigues, il y fut enfin appelé en 1769, par la protection du chancelier Maupeou, qui lui annonça sa nomination en ces termes cyniques : « L'abbé, le contrôle général est vacant ; c'est une bonne place où il y a de l'argent a gagner ; je veux te la faire donner. » Tel est du moins le récit d'un contemporain impartial et digne de foi, M. de Montyon {Particularités sur les ministres des finances célèbres, p. 154). Sa nomination donna lieu à mille brocards, suivant la coutume des Français, qui se vengent de leurs mauvais gouvernements par des bons mots. C'est ainsi qu'on disait plaisamment qu'il fallait que les finances fussent bien malades, puisqu'on leur donnait un prêtre pour les « administrer.» Les finances étaient en effet dans le plus triste état, et depuis le renvoi de Machault
les contrôleurs généraux se succédaient sans améliorer cette situation. Quand l'abbé Terray parut sur la scène, les populations étaient épuisées, le Trésor à sec, la comptabilité livrée au désordre, le crédit nul. Homme d'expédients, sans scrupule et sans principes, le nouveau contrôleur général accepta fort gaiement cette charge effrayante. Il disait avec cynisme : « On ne peut tirer la France de cette crise qu'en la saignant. » Il n'avait pas en effet d'autre théorie financière que la spoliation. Il débuta par une série de banqueroutes spéciales sur les rescriptions, espèce de bons du Trésor, sur les assignations, sur les billets de fermes, les pensions, etc.
Une fois entré dans cette voie, il ne s'arrêta plus, et son administration ne fut qu'une suite de mesures iniques et violentes, dont nous citerons seulement quelques-unes : retranchement de la moitié des arrérages des rentes échues; réduction des rentes (quelques-unes de moitié) ; emprunt forcé de 28 millions sur les titulaires d'office ; augmentation des cautionnements de certains fonctionnaires ; taxe de 6 millions sur les personnes anoblies (qui avaient déjà payé leurs titres argent comptant) ; sommes exigées des villes sous divers prétextes; violation des dépôts judiciaires par la substitution de valeurs dépréciées aux espèces consignées, etc., etc.
Chaque semaine voyait paraître de nouveaux édits spoliateurs ; et comme ils étaient ordinairement lancés le mercredi, Terray les appelait avec une insolente jovialité ses «mercuriales.» Il frappait d'ailleurs indifféremment sur toutes les classes de la société ; il prenait partout, sur les fermiers généraux, sur les pensionnaires de l'Etat, sur les compagnies de commerce, et jusque sur les tontines où les artisans plaçaient leur maigre pécule. Pour n'éprouver aucun obstacle dans ses opérations, pour endormir toute opposition : chez ses anciens collègues dans le parlement, il avait soin d'assurer certains avantages pécuniaires aux membres de ce corps ; moyen fort immoral, mais dont il connaissait, par sa propre expérience, l'efficacité. Finalement, il fut tout à fait débarrassé de ce contrôle qu'il avait su rendre peu gênant, lorsque le chancelier Maupeou eut supprimé les parlements et les eut remplacés par des commissions. Terray, créature de Maupeou, fut un des instruments les plus actifs de ce coup d'autorité. On sait ce qu'était l'impôt du sel sous l'ancienne monarchie, non-seulement onéreux au delà de toute mesure, mais spécialement odieux par cette disposition légale qui fixait arbitrairement ce que chaque famille était obligée de consommer, ou dans tous les cas d'acheter au roi. Terray augmenta encore cet impôt d'un cinquième. Il éleva le prix d'un grand nombre de péages appartenant au roi et même à des seigneurs (forçant ceux-ci au partage du surcroît), s'empara d'une partie des revenus de l'Université, rançonna les huissiers, créa et vendit de nouvelles charges de courtiers et d'agents de change, de perruquiers même, augmenta les droits sur le vin, le bois, le charbon, le papier, les livres et ruina ainsi plusieurs branches de commerce. Cynique dans ses paroles comme dans ses actions, indifférent au bien comme au mal, insensible aux clameurs qui s'élevaient contre lui, impassible devant la haine et le mépris public, armé d'un esprit sarcastique et méchant, vicieux et corrompu, avec une tête
froide et un cœur sec, avide de pouvoir et d'argent, il fut un de ceux qui ont le plus contribué à la dégradation de la monarchie sous le règne déjà si honteux de Louis XV. Au reste, il avait parfaitement conscience de l'immoralité de son rôle, et il exprimait crûment son mépris de lui-même et des autres en des mots dont quelques-uns sont conservés. Un jour, l'archevêque de Narbonne lui représentant que ses opérations équivalaient absolument à l'action de prendre l'argent dans les poches, il répondit avec une calme effronterie : « Où voulez-vous que je le prenne ? » Un auteur dramatique de nos jours, comme on sait, a utilisé ce mot impudemment spirituel dans une de ces comédies. On cite encore de l'abbé Terray d'autres mots, les uns fort cyniques, les autres d'une dureté révoltante ; par exemple, cette réponse au chef d'une famille nombreuse que ses édits avaient ruiné et qui, dans ses justes lamentations, lui disait : - Faut-il donc que j'égorge mes enfants? — Ma foi, peut-être leur rendrez-vous service, » répliqua l'abbé. A d'autres qui lui reprochaient leur ruine, il conseillait froidement d'aller travailler à la terre ou de s'enrôler comme soldats.
Un matin, on s'aperçut que la rue Vide-Gousset, ainsi nommée parce que les passants attardés y étaient souvent battus et dévalisés, avait changé de nom. L'inscription portant le nom de la rue avait été grattée, et à sa place on lisait : Rue Terray. Le lieutenant de police, de Sartines, fut prévenu et alla informer le contrôleur général. « L'aventure est piquante et bien digne des Parisiens, répondit l'abbé Terray ; ce n'est pas dans mon pays que ces rustauds de Foréziens auraient imaginé une pareille malice... Et s'amusent-ils bien de cela, les Parisiens ? — Il y a foule sur la place des Victoires, tout le monde rit et applaudit. — Eh parbleu ! reprit-il, qu'on les laisse rire un instant ; ils le payent assez cher.» Peu d'hommes ont été détestés, attaqués, déchirés comme lui. La prose, les vers, la caricature le désignaient chaque jour à la haine et au mépris du public, et le chœur de ses victimes suffisait d'ailleurs pour le maudire et l'accuser. De nos jours, quelques rares écrivains ont plaidé pour lui des circonstances atténuantes et apprécié favorablement quelques-unes de ses mesures, réductions sur les rentes, les tontines, etc. Mais cette réhabilitation paradoxale n'a pas rencontré de partisans. Il est clair, en effet, que les expédients spoliateurs de l'abbé Terray n'avaient aucun des caractères auxquels on reconnaît des réformes économiques, bonnes ou mauvaises ; c'étaient des mesures fiscales, et rien de plus ; il prenait partout, et de toutes les manières, il volait au nom du roi, » comme on l'a dit, afin de se rendre indispensable à une cour avide et constamment nécessiteuse, sans s'oublier lui-même, car il amassa une fortune colossale, dont l'étalage effronté était une insulte permanente à la misère publique.
En 1770, il avait révoqué l'édit de liberté d'exportation des grains, et, comme il est dit ci-dessus, il gagna des sommes énormes dans des opérations d'accaparement où le roi était mêlé. Ses mœurs étaient fort corrompues ; entouré de maîtresses, il se dispensait de les payer et leur laissait faire le trafic lucratif et scandaleux des grâces et des emplois. Trois mois après l'avènement de Louis XVI (1774), l'abbé Terray fut renvoyé du ministère et remplacé par Turgot. Le peuple de Paris fit éclater sa joie d'une manière tumultueuse en traînant par les carrefours et en brûlant l'effigie de l'odieux ministre, ainsi que celle de Maupeou, tombé en même temps que lui. Bien que chargé de la haine et des malédictions du public, l'ex-contrôleur général acheva paisiblement ses jours à Paris. Il mourut
près de quatre années après sa chute du pouvoir.
On a publié à Londres, en 1776, des Mémoires de l'abbé Terray, dont l'auteur était un sieur Coquereau, avocat. Ils contiennent des particularités intéressantes.
Article de Pierre LAROUSSE. Grand dictionnaire universel du XIXe siècle.
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