LEON CURMER - LA VIE ET LE TRAVAIL D’UN LIBRAIRE PARISIEN

M. CURMER.

LA VIE ET LE TRAVAIL D’UN LIBRAIRE PARISIEN

Un écrivain, quel qu’il soit, poète, historien, critique ou romancier, digne, en effet, de cette tâche illus­tre , aura véritablement pour conseiller et pour ami quelque honnête éditeur très-intelligent des choses littéraires, juge éclairé de l’œuvre nou­velle. Un pareil ami est indispensable à qui veut affronter long­temps les périls et les abîmes de la Renommée. Un sage éditeur dira, sans se tromper, le goût du public et les volontés de l’heure présente. Il regarde, il écoute, il interroge ; il sait pourquoi celui-ci s’est emparé soudain de la curiosité littéraire et pour­quoi celui-là, après les premières lueurs d’un commencement heureux, n’est plus qu’une ombre vaine, une poussière. La gloire et le succès tiennent à si peu de choses, à tant de choses en même temps ! C’est une habileté très-rare de se reconnaître et de retrouver sa voie entre ces bruits et ces rumeurs ; de distinguer la renommée durable de la renommée passagère, et de se dire enfin à chaque nouveau livre de l’écrivain qu’on adopte : O bonheur, il est en progrès ! — Ou bien : Qu’il est à plaindre, il a perdu les vrais sentiers dans lesquels il marchait tantôt d’un pas allègre ! Alors l’éditeur intelligent prodigue à son prosateur tantôt les éloges, tantôt les avertissements mérités ! On ne saurait obéir d’une façon plus sage au conseil de Despréaux : Faites-vous des amis prompts à vous censurer.

 Dans ce grand capharnaüm du Champs-de-Mars, intitulé : L'Exposition universelle, au milieu de toutes les discussions les plus inutiles et dans ce conflit de toutes les vanités, la question s’éleva de savoir : Si le libraire-éditeur d’un livre avait bien le droit de se placer au premier rang des producteurs, et s’il pou­vait prendre sa part dans le travail de l’écrivain, de l’imprimeur et du marchand de papier ? Quelle étrange question ! en fut-il jamais de plus ridicule? — Oui-dà, répondirent les uns, mettre au jour un livre écrit par celui-ci, imprimé par celui-là, est tout au plus un travail de manœuvre ; effaçons le libraire et n’en parlons plus ! Réponse d’ignorants à des questions d’oisifs.

— Halte-là, s’écriaient les prévoyants, de la production d’un livre, ôtez le choix du libraire, ôtez son goût qu’il impose à l’imprimeur, et, pour tout dire, abandonnez au hasard le destin de ces feuilles volantes, vous n’avez plus qu’une œuvre informe et sans portée. Au con­traire, appelez à votre aide un esprit judicieux, un connaisseur parfait, un artiste habile à gouverner les divers artisans qui tra­vaillent sous sa loi souveraine, aussitôt le chef-d’œuvre est possi­ble, et vous n’avez plus, sous vos yeux offensés, cette œuvre informe, à peine lisible et comparable à ces tristes manuscrits du moyen âge, où l’abréviation jouait un rôle si malheureux. Nous dirions volontiers à quelques-uns de ces libraires de pacotille et de rabais : Montre-nous ton livre et nous te dirons qui tu es ! La belle aventure, ô juste ciel, d’échanger le Racine ou le Virgile, à l’usage du Dauphin, contre la vie de Cartouche ou de Mandrin, illustré chez la veuve Oudot par les enlumineurs d’Épinal, dans la manne idiote du colporteur. Autant vaudrait comparer : Crédit est mort ou la complainte du Juif-Errant à la plus belle page du livre d'Anne de Bretagne ou des Évangiles illustrés.

Ceci soit dit à la louange de l’excellent libraire-éditeur Léon Curmer ; il avait en lui-même l’aptitude et la volonté des meil­leurs et des plus intelligents parmi les éditeurs que la librairie parisienne glorifie à bon droit pour les belles œuvres les plus honorables et les plus honorées du présent siècle.

Il naquit à Paris dans ces heures encore pacifiques de l’an de grâce 1801, lorsqu’au milieu de tous ces débris, de toutes ces ruines, les élégances d’autrefois s’efforçaient de reparaître avec l’aide et l’appui de quelques honnêtes gens restés fidèles à la poésie, à la littérature, aux beaux livres, ces persécutés de la terreur, de l’ignorance et de l’exil.

En vain, le jeune homme était sollicité d’accepter une de ces positions tranquilles et fortunées qui sont l’envie et l’orgueil de tous les pères de famille ambitieux, pour leurs enfants, de la voie droiturière et qui va droit au but ; le jeune homme obéissait à regret, et, sitôt qu’il fut son maître, il abandonna bien vite les honneurs difficiles d’un principal clerc de notaire à Paris, pour tenter les illustres hasards d’un libraire ami des œuvres les plus coûteuses et les plus rares, dont l’adoption semblait presque impossible. A l’heure où commençait Léon Curmer, la librairie à bon marché avait déjà fait tous ses ravages -, un tome in-octavo se donnait volontiers par un franc soixante-quinze centimes ; acheter un livre au prix d’un petit écu, c’était folie. Eh bien ! le nouveau libraire entreprit de vendre aux plus avares des livres qui, toujours augmentant, devaient atteindre au prix de cinq cents francs le volume. Ainsi, nous avons vu les Heures de maître Estienne Chevalier, trésorier général de France sous le roi Charles VII et sous le roi Louis XI, se vendre assez facilement trois cent soixante francs aux amateurs que l’éditeur savait choisir. Son petit Missel illustré, ses Paroissiens, autant de belles œuvres qui ne coûtent pas moins de vingt-cinq francs ; mais si vous les entourez de fleurons en relief, d’arabes­ques et de dorures mosaïques, autant de livres hors de prix. Rien de plus beau que son Imitation de Jésus-Christ, traduite du latin en français par le garde des Sceaux de France, Michel de Marillac, décapité par Richelieu. Le livre d’Heures de la reine Anne de Bretagne, une merveille de la grande époque, orné de cinquante grandes miniatures que l’on prendrait pour les dessins originaux, a trouvé acheteurs à sept cent cinquante francs, et les planches étant détruites de ce beau livre, il augmente encore de prix tous les jours. Quoi de plus beau que ces Évangiles imprimés cette fois avec des caractères d’imprimerie et non pas photogra­phiés... Et pour conclure enfin, ces Fêtes de l'Église romaine, illustrées par Overbeck ? Telles sont les dernières œuvres de ce célèbre éditeur, digne couronnement des premiers travaux qu’il avait commencés avec l’aide et l’accompagnement de ses véri­tables collaborateurs : Tony Johannot, Français, Steinheil, Daubigny, Meissonier, Pauquet, Alexandre de Bar, et toute cette infatigable génération des graveurs sur bois et des chromographes contemporains. C’est celui-là qui savait donner la vie et le mou­vement à ces fantaisistes de la plume et du crayon ! C’est celui-là qui faisait concourir à la parfaite exécution, à l’embellissement de ses livres, les dessinateurs et les graveurs les plus célèbre s ! Généreux et dévoué, infatigable, il ne laissait à ces grands artistes ni repos, ni trêve, et voilà comme il est parvenu à l’excellente exécution du Discours sur l'histoire universelle, du Jardin des plantes, des Contes de Perrault, des Trois règnes de la nature, et le plus beau de ses livres, peut-être, les Evangiles des dimanches et des fêtes de l'année. Il n’y eut jamais de chercheur plus intrépide -, on le voyait dans toutes les bibliothèques, dans toutes les collections, se servant le premier de toutes les découvertes -, il ne connaissait pas l’obstacle ; et quand par hasard il rencontrait ces conserva­teurs inintelligents et tout semblables au chien du jardinier dèla fable, il ne se décourageait pas, il attendait -, il savait que la pa­tience est voisine du génie et que rien ne résiste à la volonté.

Au premier rang de ses plus beaux livres, nous placerons incontestablement le Paul et Virginie, un véritable rendez-vous des compositions les plus exquises. On ne peut rien comparer à cette adorable reproduction d’un si bel ouvrage ; il faut plus d’un jour pour s’en rendre compte, et nous restons éblouis de cette incroyable magnificence. Ah! quelle merveille! elle est restée encore aujourd’hui l’étonnement des plus rares amateurs. Toutes

ces histoires que l’on raconte des ventes célèbres, le Paul et Virginie de M. Curmer les a dépassées, et quand par hasard se rencontre un de ces exemplaires sans défaut, c’est une lutte véritable à qui en fera l’ornement de ce musée intime que les gens de goût possèdent au plus bel endroit de leur logis. Un autre livre, aussi parfait peut-être, d’un accomplissement plus difficile, est intitulé : les Français peints par eux-mêmes, en huit tomes du format grand in-octavo. Cette fois il s’agissait de surmonter un double obstacle : écrivains et dessinateurs devaient concourir à la même œuvre ; et quelle tâche, en fin de compte,de maintenir sur la même ligne et dans la même émulation tant d’esprits si divers, tant de passions si différentes! Le moyen, sinon par mi­racle, de commander à ces capricieux de la plume, à ces fantai­sistes du crayon, et de les maintenir, jusqu’à la fin d’une œuvre de si longue haleine, dans les justes bornes sans que leur vanité soit blessée, ou que leur orgueil ait à se plaindre ? Certes il fallait une main légère et ferme à la fois. Tant d’énergie et de prudence au milieu de nécessités d’un labeur qui semblait ne jamais finir; tant de journées laborieuses, tant de nuits sans sommeil ! Contenir celui-ci, pousser celui-là, modérer la louange des uns, le blâme et la satire des autres, forcer le dessinateur à commenter la page de l’écrivain, voilà pourtant le travail de l’éditeur pendant cinq longues années, et comme il est parvenu à force de volonté, voisine du génie, à toucher le but qui s’éloignait toujours. Aussi bien ces Français peints par eux-mêmes, une comédie aux cent actes divers, représentent un livre à l’infini qui ne sera jamais refait, non plus que le Paul et Virginie. Ils sont le produit excel­lent d’une vie entière, et quiconque s’est jamais rendu compte des périls d’une pareille entreprise en reste émerveillé comme d’un tour de force inexplicable, inexpliqué.

On dirait vraiment que plus une œuvre était d’exécution difficile, et plus elle offrait de tentations au célèbre éditeur. Quelle étrange idée au premier abord d’illustrer le Lac de Lamar­tine ? Cette illustre méditation de seize strophes représenterait facilement toute la gloire et tous les amours du grand poète ; il est là, tout entier, superbe, amoureux et charmé. C’est tout lui-même ! Or, l'auteur de Rolla, dans un doux poëme que tout le monde a lu, excepté M. de Lamartine, à qui ce chef-d’œuvre est adressé (grand homme insouciant de sa propre gloire !), a très- bien su dire, en parlant de l’adorable méditation sur les eaux transparentes où se reflètent les tombeaux des princes de Savoie, a très-bien raconté cette éloquente vision qui semblait inacces­sible à la reproduction des artistes d’ici-bas :

Qui de nous, Lamartine, et de notre jeunesse,

Ne sait par cœur ce chant, des amants adorés,

      Qu’un soir, au bord d’un lac, tu nous as soupiré ?

 

       Qui n’a lu mille fois, qui ne relit sans cesse

       Ces vers mystérieux où parle ta maîtresse.

       Et qui n’a sangloté sur ces divins sanglots,

       Profonds comme le ciel et purs comme les flots ? (1)

 

Il faut pourtant s’arrêter, même dans le récit de la plus belle vie, au moment où la production s’arrête, où les plus belles œuvres surnagent, où l’heure du repos est arrivée. Toutefois, si nous voulions chercher dans la Bibliothèque particulière de M. Curmer (il aime les livres et s’y connaît bien), nous trouve­rions ces belles fleurs des Redouté contemporains. Dans un très-beau livre intitulé : Dresde, Paris, Montpellier, cet enthou­siaste des belles œuvres de la peinture et des vers les plus char­mants raconte en très-beaux vers les plus belles toiles de ces Musées incomparables. Avait-il quelque chose à dire au public, il n’empruntait la plume de personne. Il a très-bien parlé de la propriété littéraire (1858), de la photographie à la Bibliothèque Impériale (1864). En 1848, il écrivit une brochure éloquente aux ouvriers fondeurs et compositeurs, qu’ils ont trop vite oubliée. Ainsi, en toute occasion, il a fait œuvre d’honnête homme. On l’honorait pour son zèle, on l’aimait pour sa gaieté, et mainte- •nant dans les heures sombres qui semblent appartenir exclusi­vement à la souffrance, au découragement, ce brave homme encore énergique est tout préoccupé du travail à venir. Noble exemple : il faudrait bien du courage et de la force pour l’imiter. Mais quoi ! les tendres soins d’une admirable épouse et de fidèles amis qui n’ont pas oublié les grandes qualités de ce pro­ducteur, qui n’a fait que de belles choses, l’encouragent et le consolent. L’amitié, le printemps, le spectacle assidu de la vie et du travail des écrivains et des artistes contemporains, autant de motifs pour que l’éditeur du Paul et Virginie et des Français peints par eux-mêmes attende paisiblement, patiemment la santé qui revient tous les jours.

J. JANIN.

 

1. M. de Lamartine, à propos de cette illustration, écrivait à M. Curmer une lettre dont voici les dernières paroles : « Tout ce qui pourra convenir de moi à monsieur Curmer est à lui. C’est une immortalité que d’être illustré par le faiseur de monuments. » Lamartine. zg décembre i85g.

 

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