Introduction
Le Grand dictionnaire universel du XIXe de Pierre Larousse est le monument encyclopédique du XIXe siècle. Les articles sont tous d'une très grande précision et d'une complétude incroyable pour l'époque. Cet important corpus de 17 volumes n'a jamais été numérisé en mode texte intégral et c'est vraiment dommage ! La librairie Douin, vous offre plusieurs biographies d'auteurs extraites du dictionnaire et corrigées. Nous le proposons à vente en PDF sur DVD-ROM
Beauvoir, Roger de
Beauvoir, Roger de, littérateur, né à Paris en 1809, mort en 1866. Il changea son nom de famille dès ses débuts dans la littérature. Adepte fervent de lécole romantique, il se fit connaître dabord par linévitable roman moyen âge, lÉcole de Cluny (1832). Depuis, il en a publié un assez grand nombre, dont plusieurs ont eu une vogue brillante. Il a donné aussi plusieurs volumes de poésies, une grande quantité darticles, feuilletons, comptes rendus, etc., ainsi que de nombreux vaudevilles et comédies, en collaboration avec divers auteurs. Marié, en 1840, à la comédienne Léocadie Doze, il sen sépara judiciairement dix ans plus tard. Les principaux romans que M. Roger de Beauvoir a publiés sont : LEccellenza ou les Soirs au Lido (1833) ; Il Pulcinella ou lHomme des madones (1834) ; le Café Procope (1835) ; Ruysch, histoire hollandaise du XVIIe siècle (1836) ; Histoires cavalières (1838, 2 vol.) ; le Chevalier de Saint-Georges (1840, 4 vol.), un des romans qui ont le plus contribué à sa réputation ; Camille (1840, 2 vol.) ; le Peloton de fil et le cabaret des morts (1840, 2 vol.) ; La Lescombat (1841, 2 vol.) ; les Trois Rohan (1843, 2 vol.) ; lIle des cygnes (1814, 2 vol.) ; le Moulin dHeilly (1845, 2 vol.) ; lHôtel Pimodan (1846-1847, 3 vol.) ; Bébé ou le Nain du roi de Pologne (1853, 2 vol.), etc. Ses pièces de théâtre sont : le Cornet à piston (1837), vaudeville écrit en collaboration avec M. Dupin, et quil signa du pseudonyme dEugène ; le Chevalier de Saint-Georges (1840), vaudeville en trois actes, avec M. Mélesville ; le Neveu du mercier (1841), comédie en trois actes, avec M. F. Mallefille ; les Saisons vivantes (1849), revue, avec MM. Dartois et Besselièvre ; Un Dieu du jour (1850), vaudeville en deux actes ; les Enfers de Paris (1853), mélodrame en trois actes, avec Lambert Thiboust ; la Raisin (1855), comédie en deux actes et en vers, jouée à lOdéon ; Paris-Crinoline (1857), revue en trois tableaux. Enfin, on doit à M. Roger de Beauvoir des recueils de vers : la Cape et lEpée (1837) ; Mon Procès (1850) ; Colombes et Couleuvres (1853) ; les Aventurières (1856) ; les oeufs de Pâques (1857) ; le Garde dhonneur (1858) ; lAnneau de Fouquet (1861) ; les Meilleurs fruits de mon panier (1862, in-12). Aujourdhui, M. Roger de Beauvoir a complétement cessé décrire ; les souffrances le tiennent cloué sur son fauteuil, et cest grand dommage, en vérité, car le repos forcé de cette plume alerte, vive, spirituelle et toujours mesurée, laisse un vide regrettable au milieu de notre littérature par trop benoîtonne.
Bédarride, Jassuda
Bédarride, Jassuda, jurisconsulte français, né a Aix en 1804. Il étudia le droit dans sa ville natale, où il se fit recevoir avocat et où il exerça avec succès cette profession. M. Bédarride devint bâtonnier de son ordre en 1847. Il fut nommé, après la révolution de 1848, maire dAix et membre du conseil général des Bouches-du-Rhône. Quelque temps après, tout en restant profondément attaché aux idées libérales et républicaines, M. Bédarride se démit de ses fonctions pour soccuper décrire une importante série de traités sur le droit commercial. Sous le titre général de Droit commercial, commentaire du code de commerce, M. J. Bédarride a publié, de 1854 à 1864, 17 vol. in-8°, comprenant un exposé complet des matières contenues dans le code de commerce. Plusieurs des parties de cet ouvrage très-remarquable et très-estimé ont été revues et rééditées. En outre, on doit à cet éminent jurisconsulte : Traité du dol et de la fraude en matière civile et commerciale (1852, 3 vol. in-8° ; réédité en 1867, 4 vol. in-8°) ; République-monarchie, aux travailleurs des villes et des campagnes (1873, in-8°) ; Commentaire de la loi du 14 juin 1865 sur les chèques (1874, in-8°) ; Du prosélytisme et de la liberté religieuse ou le Judaïsme au milieu des cultes chrétiens dans létat actuel de la civilisation (1875, in-8°). Son cousin, M. Israël BÉDARRIDE, mort en 1869, a exercé avec talent la profession davocat à Montpellier, où il a terminé sa vie. On lui doit quelques ouvrages, notamment : les Juifs en France, en Italie et en Espagne, recherches sur leur état depuis leur dispersion jusquà nos jours sous le rapport de la législation, de la littérature et du commerce (1859, in-18) ; Etude sur la législation pénale, De la peine de mort, de la révision des condamnations criminelles (1865, in-8°), ouvrage réédité avec des additions en 1867 ; Etudes de législation (1868, in-8°). Cest à la même famille quappartient un des hommes qui, par le savoir et par le caractère, font le plus dhonneur à notre magistrature, M. P. BÉDARRIDE, appelé en 1875 à remplacer M. Blanche comme premier avocat général à la cour de cassation.
Belot, Adolphe
Belot, Adolphe, auteur dramatique français, a débuté dans les lettres par un volume de nouvelles : Marthe et Un Cas de conscience (in-18, 1857). Le Testament de César Girodot, comédie en trois actes et en prose, écrit au collège avec son camarade M. Edm. Villetard, et représentée au théâtre de lOdéon le 30 septembre 1859, compte parmi les plus grands succès dramatiques de ces dernières années. M. Bélot a donné seul, le 29 juillet de la même année, à lAmbigu, le Secret de Famille, et lannée suivante, à lOdéon, la Vengeance du mari. Avec M. Aravaud, il a fait jouer au Vaudeville, le 17 avril 1862, le Vrai courage, comédie en deux actes. Seul, il a donné, le 15 juillet suivant, au Gymnase, les Maris à système, comédie en trois actes, et le 22 octobre 1863, à lOdéon, les Indifférents, comédie en quatre actes. Citons encore le Passé de M. Jouanne, comédie en quatre actes, écrite en collaboration avec M. Crisafulli, et représentée au Gymnase en novembre 1865. Toutes ces pièces ont le défaut capital de manquer doriginalité. Aucune delles na eu le succès de César Girodot, dont le sujet nétait pourtant pas nouveau. On doit encore à M. Bélot : Trois nouvelles (in-18, 1863) ; lHabitude et le souvenir, histoire parisienne (1865, in-18). M. Bélot est un de ces écrivains qui, ayant encore moins de réputation que de talent, gagnent à attendre quon les discute. Sa biographie se trouvera donc complétée à larticle CÉSAR GIRODOT. Son nom ne figure à cette place que pour mémoire.
Boyer, Claude
Boyer, Claude, poète et prédicateur français, né à Albi en 1618, mort en 1698. Voilà, du moins ce que disent tous les biographes ; mais le malin Furetière prétend que labbé Boyer, plus heureux que Cotin, na jamais endormi personne à ses sermons, par la raison péremptoire que jamais chaire ne lui fut ouverte ; il naurait donc été quun prédicateur in parti bus. Quoi quil en soit, il paraît certain quon était assis encore plus à laiso aux sermons de labbé Boyer quà ceux de son confrère. Sa qualité de poëte est moins contestée ; mais Boileau, et surtout Racine, y ont fait de terribles accrocs ; on peut même affirmer que cest grâce à leurs épigrammes que le nom de Boyer est venu jusquà nous : sans cela, il dormirait dans un profond oubli a côté de tous ces auteurs que le satirique a tirés de lobscurité pour les besoins de la rime ou pour armer les combattants du Lutrin. Admirable privilége du génie, qui imprime le sceau de immortalité à tout ce quil touche : aux uns, limmortalité de la gloire ; aux autres, celle du ridicule. Le pauvre Boyer fait partie de cette dernière phalange. Mais aussi pourquoi commettre des tragédies, lorsquon est épié malicieusement par des impitoyables comme Boileau et Racine ? Il est vrai que Boursault a eu le mauvais goût de louer lauteur de Judith ; il est bien vrai encore que Chapelain voit en Boyer « un poëte de théâtre qui ne cède quau seul Corneille en cette profession ; » il est facile de simaginer ce que devait valoir lu recommandation de Chapelain auprès de lauteur dAndromaque, sans parler de celui des satires, dont lopinion est suffisamment connue. A cet éloge bouffon Boileau répondit par un seul vers :
Boyer est à Pinchêne égal pour le lecteur.
Or on peut être assuré que, dans la pensée do Boileau, Pinchêne nétait pas du tout à Corneille égal pour le lecteur, ce qui infirme un peu léquation de ce Chapelain, qui était un si bon nomme.
Néanmoins, après douze tragédies, Boyer vit souvrir pour lui les portes de lAcadémie française (1666). Son discours de réception, que le recueil de Coignard nous a conservé, est dénué de tout mérite de style ; on ny remarque que cette plate et hypocrite modestie que ne manquent jamais détaler les récipiendaires au milieu des plus belles fleurs de leur rhétorique ; on en jugera par cet extrait :
« Je vous diray donc, messieurs, que cet honneur ma paru si grand, que jay passé plusieurs années sans oser le demander. Une pensée si ambitieuse nosoit sortir de mon cur ; jattendois que le temps luy donnât plus de force et de hardiesse, et jay cru que ce qui me manquoit du côté des qualitez nécessaires pour obtenir cette place seroit suppléé par le mérite de cette retenue et dune longue patience
»
La patience est une belle vertu, et nous serions bien fâché den dire du mal ; mais de là à en faire un titre académique, il y a loin. Certes, on ne sattendait guère a voir la patience en cette affaire. Il est vrai que quelquefois on ny voit rien du tout, ce qui est encore bien moins. Tenons donc compte à Boyer de su vertu de patience, et disons quelques mots de son chef-duvre, de sa tragédie de Judith, qui commença, il faut le reconnaître, par être assez favorablement accueillie ; mais Racine y mit bon ordre, et jamais elle ne se releva de cette épigrannne, qui est cependant plus badine que méchante en réalité :
A sa Judith, Boyer, par aventure,
Etoit assis près dun riche caissier ;
Bien aise étoit, car le bon financier
Sattendrissoit et pleurait sans mesure.
« Bon gré vous sais, lui dit le vieux rimeur,
Le beau vous touche, et ne seriez dhumeur,
A vous saisir pour une baliverne. »
Lors le richard, en larmoyant, lui dit :
« Je pleure, hélas, pour ce pauvre Holopherne
Si méchamment mis a mort par Judith. »
Une circonstance assez curieuse, cest que cette méchante tragédie biblique, représentée pendant le carême, passionna le public parisien, tandis quelle fut impitoyablement sifflée quand on voulut la reprendre après Pâques. Comme la Champmeslé se plaignait de cette inconstance du parterre : « Il ny a rien là détonnant, lui répondit Racine ; cest que, lors de la première représentation, les sifflets étaient à Versailles aux sermons de labbé Boileau. »
Après Judith vint Méduse ; cette fois, ce fut le poëte Gacon qui se chargea de donner satisfaction a la critique :
Boyer, avec sa vieille muse,
Après Judith a fait Méduse,
Et le public convient quil na pas mieux traité
La Fable que la Vérité.
Enfin, Boyer ayant donné une autre tragédie, qui ne fut jouée quun vendredi et le dimanche suivant, et le malencontreux poëte ayant attribué à cette circonstance la chute de son ouvrage, Furetière traduisit par lépigramme suivante la naïve excuse de lauteur :
Quand les pièces représentées
De Boyer sont peu fréquentées,
Chagrin quil est dy voir peu dassistants,
Voici comme il tourne la chose :
Vendredi la pluie en est cause
Et dimanche cest le beau temps.
Mais ni les épigrammes ni les railleries ne furent capables de rebuter labbé Boyer, et il recommença à composer des tragédies et des tragi-comédies avec une persévérance digne dun meilleur sort ; jusquau dernier moment, il resta intrépidement sur la brèche. Croyant quune chance fatale était attachée à son nom, il voulut essayer un jour si, à la faveur dune innocente supercherie, il ne parviendrait pas à rompre le charme magique, et il fit représenter une tragédie dAgamemnon, sous le nom dAssezan, poëte de lépoque. La pièce fut applaudie, même par Racine ; et Boyer de rire et de se frotter les mains de contentement. Il ne put sempêcher de dire dans une société où se trouvait lauteur des Plaideurs : « Malgré mons de Racine, la pièce est de moi, et, cette fois, il na pas sifflé. » Pauvre Boyer, qui simaginait avoir pris son railleur au trébuchet. « Je ne pouvais pas siffler, lui répliqua méchamment Racine, puisque je bâillais. » La riposte devait être dautant plus cruelle pour Boyer, que Racine, dans une épigramme que nous avons citée au mot Aspar, lavait déjà accusé davoir appris au parterre à bâiller. Ajoutons que la tragédie en question devait réellement appartenir au poëte Assezan, et que Boyer ne pouvait revendiquer que le mérite de quelques corrections.
Voici la liste des pièces de cet immortel : la Soeur généreuse, tragi-comédie (1646) ; la Porcie romaine, tragédie (1646) ; Porus (1647) ; Aristodème (1647) ; Ulysse dans lîle de Circé, tragi-comédie (1648) ; Clotilde, tragédie (1659) ; Fédéric, tragi-comédie (1659) ; la Mort de Démétrius (1660) ; Tigrane, tragédie, non imprimée (1660) ; Policrète, tragi-comédie (1662) ; les Amours de Jupiter et de Sémélé (1666) ; le Jeune Marius (1669) ; la Fête de Vénus, comédie pastorale héroïque (1669) ; Policrate, comédie héroïque (1670) ; Lisimène, pastorale (1672) ; le Fils supposé, tragédie (1672) ; Démarate. tragédie, non imprimée (1673) ; le Comte dEssex (avec Leclerc), tragédie (1678) ; Oreste, tragédie, non imprimée (1681) ; Artaxerce, tragédie (1682) ; Jephté, tragédie composée pour les demoiselles de Saint-Cyr qui la jouèrent (1692) ; Judith, tragédie (1695).
Noublions pas de mentionner un ouvrage dun genre tout différent : les Caractères des prédicateurs, des prétendants aux dignités ecclésiastiques, de lâme délicate, de lamour profane, de lamour saint, avec quelques autres poésies chrétiennes (Paris, 1695, in-8°) et des poésies fugitives
, très-fugitives, pâture légère des recueils du temps.
On ne sera peut-être pas fâché davoir ici un spécimen des vers de labbé Boyer. Nous offrons à nos lecteurs, à titre de véritable curiosité littéraire, le sonnet suivant intitulé Pour le Roy (Louis XIV), sonnet que le hasard seul nous a fait exhumer du bouquin poudreux où il était enfoui :
De quels sacrez lauriez se va-t-il couronner.
Ce grand Roy qui, laissant reposer sa vaillance,
Dans le sein de lEglise a soin de ramener
Ceux quavoient révoltez lorgueil et lignorance !
Au ciel, en dépit deux, il les veut entraîner,
Et de sa piété la sainte impatience,
Contre ces malheureux qui veulent sobstiner
Joint à son zèle ardent une juste puissance.
Ainsi contre lenfant rebelle à son devoir
Le père heureusement se sert de son pouvoir :
Douce sévérité ! salutaire contrainte !
Ainsi, sur Paul quaveugle un zèle furieux
Dieu tonne et le remplit de terreur et de crainte,
Mais le coup qui labat lui fait ouvrir les yeux.
Cest ce que lon pourrait appeler le compelle intrare rimé. La pièce, dailleurs, contient deux vers assez bons, le cinquième et le dernier. Il est seulement fâcheux pour la mémoire de labbé Boyer quil ait cru devoir mettre sa verve poétique au service des dragonnades : mieux eût valu faire une mauvaise tragédie de plus.
Cabet, Étienne
Cabet, Étienne, fondateur de la secte des communistes connus sous le nom dIcariens, né à Dijon le 2 janvier 1788, fils dun tonnelier. Quoique sans fortune, il parvint à se faire recevoir avocat à force de travail et de persévérance, plaida quelques causes politiques à Dijon, vint se faire inscrire au barreau de Paris, collabora pendant quelques années au Journal de la jurisprudence de Dalloz, et prit part aux agitations du libéralisme sous la Restauration. Après 1830, il fut nommé par Dupont de lEure procureur général en Corse, et révoqué en 1831 par Barthe, pour un discours officiel empreint didées démocratiques. Quelques mois plus tard, ses concitoyens lenvoyaient à la Chambre des députés, où il commença contre le gouvernement une guerre extrêmement vive, en même temps quil lattaquait dans la presse par dinnombrables brochures, par une Histoire de la révolution de 1830, et par des articles dans le Populaire, feuille démocratique dont il était un des principaux fondateurs. Comme orateur et comme écrivain, Cabet ne se faisait guère remarquer que par une abondance qui nétait que la faconde intarissable de lavocat ; mais sa persévérance opiniâtre, la sincérité de ses convictions, la justesse de certaines vues, lui donnèrent dans son parti une notoriété que navaient point des personnalités plus capables et plus brillantes. Condamné en 1834 pour offense au roi, il quitta la Chambre et la France et se réfugia en Angleterre. Cest à cette époque, et après la lecture de lUtopie de Morus et dautres conceptions de la même nature, quil entra définitivement dans lordre didées où il est resté jusquà sa mort. Lamnistie de 1837 lui permit de rentrer en France, où il prépara son Histoire de la révolution de 1789 et son fameux Voyage en Icarie, roman philosophique et social dans le goût de toutes les utopies connues. Le premier de ces ouvrages, assez lourdement écrit et dans lesprit exclusif alors en vogue, qui consistait à incarner la Révolution en Robespierre, contribua néanmoins à populariser létude de cette grande époque. Le second, remanié et augmenté dans les éditions postérieures, était le code de sa nouvelle doctrine, et devint comme lEvangile dune secte de communistes dont les adhérents se multiplièrent en très-grand nombre en France et même à létranger ; sectaires fort inoffensifs, dailleurs, et qui se distinguaient des babouvistes, en ce quils répudiaient lemploi de la force pour le triomphe de leurs idées. V. ICARIE (Voyage en). En même temps. Cabet reprenait le Populaire, qui, plusieurs fois suspendu ; a toujours reparu jusquen 1852 et est resté le Moniteur du communisme icarien. Il publia aussi chaque année (depuis 1844) lAlmanach icarien, ainsi quune infinité de brochures politiques sur les questions à lordre du jour. On na pas encore perdu le souvenir de la polémique si vive quil soutint contre lembastillement de Paris, quun journal républicain, le National, avait cru devoir appuyer. Pressé en 1847 de mettre ses doctrines en pratique, le chef des icariens enrôla un certain nombre dadeptes, dont les souscriptions lui permirent de prendre des arrangements pour la concession ou la location de terrains au Texas, et présida, le 2 février 1848, au départ dun premier groupe destiné à jeter les fondements de la cité nouvelle. Retenu lui-même à Paris par la révolution de Février, il nusa de son influence sur les masses populaires que pour calmer les passions et désavouer toutes les violences. Cest bien injustement que des gardes nationaux égarés, après la journée du 16 avril, parcoururent les rues de Paris en poussant des cris de mort contre lui et allèrent même saccager son domicile. Ce visionnaire inoffensif, tout entier dès lors aux intérêts de sa secte, partit lui-même en 1849, avec de nouveaux adhérents, pour le Texas, où il trouva la communauté déjà en proie aux divisions. Abandonnant la société à elle-même, il se transporta avec le reste de ses adhérents (qui tous dailleurs reconnaissaient sa dictature) dans lIllinois, où il acquit les ruines de létablissement doù les mormons avaient été expulsés. Condamné en France pour manuvres frauduleuses et détournement de fonds, sur la plainte de quelques icariens dissidents, il revint lui-même plaider sa cause devant la cour dappel de Paris, qui cassa le jugement et le déclara innocent (20 juillet 1851). Il est dailleurs unanimement reconnu que, si Cabet a causé le malheur de la plupart de ceux qui lont suivi, sa probité sévère et son désintéressement ne peuvent au moins être mis en doute. Après de nombreux sacrifices, il est mort pauvre, et on dut venir en aide à sa famille par des souscriptions. Après larrêt qui lavait sa réputation, il retourna à Nauvoo pour gérer la communauté, et fit, pendant plusieurs années, de grands efforts pour réaliser son Icarie ; mais soit que son administration fût défectueuse, soit quil fût parti dun principe faux, il ne put empêcher les divisions qui éclatèrent dans cette petite république ; lopposition contre lui grandit de jour en jour, et enfin, en 1856, un vote de la majorité lui retira la direction et le frappa même dune sorte dostracisme. Le malheureux législateur se retira a Saint-Louis, où il mourut de chagrin quelque temps après. Cabet avait été plusieurs fois, mais vainement, porté comme candidat à lAssemblée nationale par les démocrates de Paris.
Malgré le mauvais succès de sa tentative, ses disciples sont encore fort nombreux en France.
Capendu, Ernest
Capendu, Ernest, littérateur et auteur dramatique français. Né en 1826, il est mort en 1868. Capendu fut un très-fécond romancier, dont les oeuvres se distinguent par la verve, le mouvement et par un certain talent dobservation, mais dont le style est négligé. Nous avons cité les pièces de théâtre quil a composées soit avec Barrière, soit seul. Nous mentionnerons, parmi ses romans : le Pré Catelan (1858, 3 vol. in-8°) ; Surcouf (1859, 2 vol. in-8°) ; Marcouf le Malouin (1859, 3 vol. in-8°) ; le Capitaine de La Chesnaye (1860, 11 vol. in-8°) ; les Rascals (1860,4 vol. in-8°) ; les Mystificateurs (1860, in-12) ; les Colonnes dHercule (1860, in-12) ; Bamboula (1861, 4 vol. in-8°) ; le Chasseur de panthères (1861, in-12) ; lHomme rouge (1861, 5 vol. in-8°) ; lHôtel de Niorres (1861, 6 vol. in-8°) ; Mademoiselle la Ruine (1861, 2 vol. in-12) : le Roi des gabiers (1862, 11 vol. in-8°) ; les Mystères du mont-de-piété (1861, 9 vol. in-8°) ; Marthe deKerven (1862, in-12) ; les Guerilleros (1862, 5 vol. in-8°) ; Bibi-Tapin (1862, 11 vol. in-8°) ; la Corvette le Brûle-Gueule (1863, 7 vol. in-8°) ; les Coups dépingle (1863, in-12) ; Crochetout le Corsaire (1863, 6 vol. in-8°) ; Pour un baiser (1864, in-12) ; le Marquis de Loc-Ronan (1864, in-12) ; le Joug de laigle (1864, 5 vol. in-8°) ; Cotillon II (1864, in-12) ; les Enfants de la basoche (1864, 6 vol. in-8°) : le Chevalier du Poulailler (1864, in-12) ; le Capitaine Sabre-de-Bois (1865, 4 vol. in-8°) ; le Comte de Saint-Germain (1865, in-12) ; Dolorès (1865, in-12) ; lEcolier de Salamanque (1865, in-12) ; le Mal de fortune (1865, in-12) ; la Popote (1865, in-12) ; Une reine damour (1865, in-12) ; la Vivandière de la 17e légion (1865, 6 vol. in-8°) ; le Chat du bord (1866, in-12) ; la Courtisane amoureuse (1866, in-4°) ; la Tour aux rats (1867, in-12) ; les Petites femmes du couvent (1867, in-12) ; le Joug de laigle (1867, in-12) ; lAffaire Duval (1867, in-12) ; Arthur Gaudinet (1867, 2 vol. in-12) ; le Tambour de la 32e demi-brigade (1869, 3 vol. in-12) ; les Grottes dEtretat (1870, in-4°)
Chénier, Marie-Joseph de
Chénier, Marie-Joseph de, poëte et conventionnel, frère puîné dAndré, né à Constantinople le 11 février 1764, mort à Paris le 10 janvier 1811. Il passa son enfance chez une tante en Languedoc, fit des études hâtives et assez médiocres, et entra à dix-sept ans comme cadet-gentilhomme dans les dragons de Montmorency. Passionné pour la poésie, il soccupa surtout, dans sa petite ville de garnison (Niort), à compléter ou plutôt à refaire son éducation. Génie hâtif, avide daction, il rêvait déjà les triomphes de la scène, et il quitta le service au bout de deux ans, pour revenir à Paris auprès de sa mère, dont le salon réunissait les hommes les plus distingués, les David, les Lebrun, les de Pange, etc. Il navait pas vingt ans quand il parvint à faire représenter aux Français une petite comédie en vers, Edgar ou le Page supposé, qui tomba sous les sifflets dès les premières scènes. MarierJoseph avait de quoi se consoler de cet échec, ayant en portefeuille une tragédie doedipe mourant, une autre de Brutus, et une troisième, Azémire, qui avait pour sujet les amours dune reine musulmane et dun croisé son prisonnier. Il sagita si fort, quil obtint la représentation de cette dernière devant la cour, à Fontainebleau (4 novembre 1786). Ordinairement, devant le roi, la désapprobation ne se marquait que par le silence ou par quelques rires étouffés. A la représentation dAzémire, par une exception accablante pour le jeune poète, la cour siffla la pièce dun bout à lautre. Soumise le surlendemain au public des Français, la malheureuse tragédie neut pas même lhonneur dune chute retentissante : elle expira noyée dans lennui des spectateurs. Ces chutes réitérées ne découragèrent point Chénier du théâtre ; mais il jugea prudent de se réfugier momentanément dans létude et dans le silence. Ce nest que trois ans plus tard quon retrouve son nom à la scène. Cette fois son succès fut éclatant. Il donna au Théâtre-Français, le 4 novembre 1789, cette fameuse tragédie de Charles IX, dont la représentation eut toute limportance dun événement historique. Composée depuis plusieurs années, lue aux comédiens en 1788, cette pièce nétait réellement pas possible sous lancien régime, et il fallait que la Bastille tombât pour quelle pût être jouée. Encore, lauteur et le public durent-ils soutenir des luttes extrêmement vives pour obtenir ce résultat. Nous avons retracé les détails de cette grande bataille littéraire à larticle que nous avons consacré à Charles IX ou la Saint-Barthélemy, tragédie par Chénier ; nous y renvoyons le lecteur. Nous rappellerons seulement que le succès du poëte fut au moins autant politique que littéraire ; la grande question de la liberté du théâtre fut à cette occasion posée et résolue. A ces mémorables représentations assistaient Mirabeau, toute la jeunesse révolutionnaire, les patriotes les plus ardents, les Danton, les Camille Desmoulins, les Fabre dEglantine, etc.
Cette oeuvre, dailleurs dun mérite réel, révélait un disciple de Voltaire, préoccupé surtout du désir de faire de la scène une tribune dhistoire, de morale et de philosophie. Presque inconnu la veille, Chénier fut célèbre en un jour : la Révolution venait de sacrer en lui son poëte. Danton sétait écrié au parterre : « Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté. » Et Camille Desmoulins : « Cette pièce-là avance plus nos affaires que les journées doctobre. » Les rédacteurs des Actes des apôtres et tous les libellistes aux gages de la cour poursuivirent Chénier dattaques venimeuses, moyen assuré de le désigner de plus en plus à la sympathie publique. Aussi les districts de Paris lui décernèrent-ils une couronne civique.
Quelques mois plus tard, il mit en répétition sa tragédie de Henri VIII ; mais une querelle restée célèbre au théâtre entrava la mise en scène, et cette pièce ne fut représentée que le 27 avril 1791. Elle fut bien accueillie, mais non pas avec lenthousiasme qui avait salué Chartes IX. Avec Calas, Chénier revint à la manière de son maître, à la prédication philosophique. Mais il avait laissé transpirer son projet ; on lui déroba son plan, et, quand il arriva à la scène, deux drames donnés sur ce sujet avaient épuisé lintérêt. Cette pièce nouvelle fut peu goûtée, et, en réalité, elle est fort médiocre. Le poëte prit une revanche éclatante en février 1792, par son Caïus Gracchus, qui eut un succès prodigieux. Lénergie républicaine de cette tragédie sans action, la fierté patriotique, la fièvre dhéroïque liberté exprimée dans une poésie mâle et sonore, la passion de légalité, enfin le délire des plus grands sentiments remuaient profondément la foule. Mais une chose étrange, cest que, sous la Terreur, on découvrit dans Caïus Gracchus des maximes de modérantisme qui parurent déplacées dans les circonstances terribles où se trouvait la République. Le fameux hémistiche : Des lois, et non du sang ! en fit interdire la représentation. Fénelon, donné peu de jours après la mort de Louis XVI, action touchante et romanesque, est moins une tragédie quun thème dramatique pour exprimer des sentiments de clémence et dhumanité. Enfin Timoléon (1794), qui contenait les mêmes protestations à peine voilées contre le régime révolutionnaire, ne put même arriver à la scène. La représentation en fut interdite par linfluence de Robespierre, qui craignait, dit-on, quon ne lui fît lapplication de certains passages contre sa tyrannie. Toutes les copies même furent brûlées, et Chénier dut jeter son manuscrit aux flammes en présence de Barère. Il croyait son oeuvre à jamais anéantie ; mais Mme Vestris avait conservé sa copie, quelle nosa, dailleurs, remettre au poëte quaprès le 9 thermidor. Cette résurrection de son Timoléon plongea celui-ci dans une joie denfant, nous voulons dire dans une joie dauteur.
Chénier composa, en outre, dans tout le cours de la République, un grand nombre de chants patriotiques et républicains : les Hymnes pour la fédération, sur la Reprise de Toulon, à lEtre suprême, du 10 août, du 9 thermidor, à J.-J. Rousseau, pour les Funérailles de Hoche ; le Chant du départ, qui partagea avec la Marseillaise la gloire de guider nos soldats à la victoire ; le Chant des victoires, le Chant. du retour, etc. Ces hymnes sont pleins de sentiments élevés et purs, de pensées fortes et didées généreuses ; et, bien que la tradition lyrique de J.-B. Rousseau y soit visible, ils nen ont pas moins un caractère propre et une vigueur daccent qui leur auraient mérité dêtre conservés comme morceaux littéraires, quand bien même ils nauraient pas eu cet honneur dêtre mêlés à notre tradition révolutionnaire et à notre histoire nationale.
Nommé député de Versailles à la Convention nationale, Chénier siégea ensuite successivement au conseil des Cinq-Cents et au Tribunat. Sa conduite politique a été diversement appréciée. Honnête et sincère, philosophe et républicain, mais inégal et mobile comme un poète, il a tour à tour voté la mort du roi, demandé les honneurs du Panthéon pour Marat, trempé dans la réaction thermidorienne, attaqué et défendu la liberté de la presse, appuyé la conspiration du 18 brumaire, flotté enfin au gré des circonstances entre les partis contraires. Mais il attacha aussi son nom à la réorganisation de linstruction publique, aux encouragements donnés aux lettres et aux arts, à la création du Conservatoire de musique, de lInstitut, dont il fut un des premiers membres ; de lEcole polytechnique, etc. Lensemble de ses écrits prouve, dailleurs, que malgré ses défaillances et ses erreurs il a toujours conservé dans le coeur un véritable amour du pays, de la liberté politique et de lindépendance de la pensée.
Lors du couronnement de Napoléon, poussé par Fouché, il donna au théâtre la tragédie de Cyrus, acte dadhésion au nouveau régime, farci de quelques maximes libérales, et qui compromit la renommée de lauteur sans lui mériter la bienveillance du maître. Il se releva bientôt par une Epitre à Voltaire, regardée comme un chef-doeuvre, qui lui fit enlever sa place dinspecteur général des études, et par la Promenade à Saint-Cloud, admirable élégie qui exprime avec énergie la douleur du républicain, après le naufrage de la liberté. Il reçut cependant de Napoléon une pension, comme indemnité de la perte de ses places. Il composa encore plusieurs tragédies quil ne fit point représenter : Philippe II, dont le sujet est la mort de don Carlos ; Tibère, la plus remarquable de ses oeuvres dramatiques et qui fut mise à la scène en 1844 ; Brutus et Cassius ; Nathan le Sage, drame imité de Lessing ; enfin, des traductions en vers de Sophocle, oedipe roi, oedipe à Colone et Electre. Il sest fait surtout remarquer dans le genre de la satire, auquel on lui reproche même de sêtre trop souvent livré dans la chaleur des querelles politiques et littéraires qui ont troublé sa vie. Son extrême susceptibilité de poëte, lirritabilité fébrile de son amour propre dauteur, en servant daiguillon à sa muse satirique et en lui inspirant des traits meurtriers, augmentaient malheureusement le nombre de ses ennemis, dont il ne repoussait les attaques quen leur laissant de profondes et incurables blessures. De là ces haines implacables, avivées encore par lesprit de parti et qui le poursuivirent avec une telle barbarie, quon alla jusquà imaginer contre lui une infâme calomnie sur laquelle nous nous arrêterons un instant pour la réfuter, fidèle au plan du Grand Dictionnaire, de ne laisser passer aucun problème historique sans létudier consciencieusement, pour en chercher la solution.
Ici, dailleurs, il ne peut y avoir lombre dun doute, et il ne restera de la hideuse légende que lignominie pour ceux qui lont inventée.
Exposons dabord brièvement les faits.
On nignore point que les deux frères suivirent en politique des routes différentes. André, passionné dabord pour la liberté, sengagea ensuite dans la réaction feuillantine et demeura royaliste. Marie-Joseph suivit le cours de la Révolution et devint républicain enthousiaste. De là quelques dissentiments entre eux, et un échange de notes aigres-douces dans les journaux. Ils cessèrent même un moment de se voir. Après le 10 août, pendant que Marie-Joseph allait siéger à la Convention, André se lançait de plus en plus dans le parti dune réaction insensée, et il est certain quil ne fut longtemps protégé que par le nom de son frère, dautant plus quil sétait fait de nombreux ennemis par ses personnalités vraiment diffamatoires et par ses polémiques acrimonieuses. Enfin, pressé par ses amis, il consentit à vivre quelque temps dans la retraite et le silence. Son frère lui procura à Versailles un asile où il demeura caché près dun an. Ils étaient alors complètement réconciliés ; et même, à dire le vrai, leurs dissentiments politiques navaient pas un moment altéré sérieusement leur tendresse mutuelle. A la fin de 1793, André revint à Paris. On a vu dans sa biographie quune imprudence le fit arrêter à Passy, dans une maison tierce, où il avait voulu, avec son emportement habituel, sopposer à larrestation de Mme de Pastoret. A ce moment, un autre de ses frères, Sauveur de Chénier, chef de brigade sous Custine, venait dêtre incarcéré à Beauvais, et M. de Chénier père était lui-même inquiété. Marie-Joseph n avait alors aucune influence ; fort suspect de modérantisme, à cause de ses tragédies de Fénelon et de Timoléon, il avait en outre refusé plusieurs missions, et il avait été exclu du comité dinstruction publique. Il pouvait même se regarder comme menacé de proscription, car Robespierre lavait désigné à la tribune par une de ces allusions meurtrières qui valaient souvent un arrêt. Aussi, dans les dernières semaines qui précédèrent le 9 thermidor, il avait cessé de paraître à la Convention, et il dut même quitter sa demeure pour se dérober aux espions. On comprend assez que, dans une telle situation, il navait absolument aucun crédit. Cependant, pendant toute la détention de son frère, il ne cessa de faire des démarches actives en sa faveur, suivant des témoignages respectables, et notamment celui de Daunou. De telles sollicitations demandaient une grande réserve, car, à ce moment terrible, le plus sûr moyen de sauver un prisonnier aussi compromis était encore de le faire oublier. M. de Chénier père, mû par une impatience bien explicable, fit, dit-on, trop ouvertement des démarches imprudentes. Quoi quil en soit, André se signalait assez lui-même par ses satires virulentes, dont certainement lécho franchissait les murs de la prison.
Marie-Joseph apprit dans sa retraite tout à la fois la mise en jugement et lu mort de son frère (on sait que les jugements du tribunal révolutionnaire étaient mis à exécution sur-le-champ). Son désespoir éclata dans lhymne vengeur quil consacra quelques jours plus tard à la chute de Robespierre.
A dater du 9 thermidor, Chénier prit une part active à la politique et joua un rôle important dans les assemblées ; de là des haines politiques qui vinrent sajouter aux haines littéraires dont il était lobjet. Dès lors il fut en butte aux attaques journalières de la presse royaliste, fort puissante alors, et qui le persécuta avec une animosité, avec une persistance de furie dont il ny a peut-être pas un second exemple. La pièce de Timoléon offre le tableau dun frère sacrifiant son frère à la liberté. On partit de là pour lancer de sourdes insinuations sur la mort dAndré. Bien entendu, on se garda de remarquer que cette tragédie avait été composée et reçue avant larrestation de lauteur de la Jeune captive, et que tout lintérêt, dans la pièce, était concentré sur la victime Timophane. La calomnie ne sarrête pas pour si peu. Labbé Morellet et dautres revenants du monde royaliste trouvèrent piquant de répandre que Marie-Joseph avait contribué à la proscription de son malheureux frère, sans croire dailleurs un seul mot de cette lâche invention. Un homme très connu, un aimable et spirituel littérateur, qui toute sa vie a passé dans les salons pour un honnête homme, lhistorien des croisades, Michaud, sassocia à cette persécution infâme. Il rédigeait alors la Quotidienne, et lun des premiers il avait attaqué la politique de Chénier. Celui-ci riposta par quelques vers mordants. Transpercé par la verve du poëte, qui lavait rangé dans la populace des sots, Michaud se vengea avec une cruauté qui peut faire apprécier son caractère. Pendant une année entière, son journal, quon surnommait la Nonne sanglante, contint presque tous les jours quelque diatribe transparente, avec cette phrase perfide : « Caïn, quas-tu fait de ton frère ? » Il reproduisit sous mille formes cette accusation, en prose et en vers. Eh bien ! imaginerait-on que cette imputation horrible quil propageait si lâchement, il ny croyait pas, il la savait fausse ? Un jour, Ginguené, de lInstitut, lhistorien de la littérature italienne, causait avec lui de Chénier, qui alors était mort ; Michaud convint, devant de nombreux témoins, que tout cela navait été quune stratégie de presse ; et, comme sil ne sagissait que dune aimable espièglerie, il ajouta cyniquement : « Il fallait bien le démonétiser ! Après tout, cest un fameux chat que nous lui avons jeté dans les jambes. »
Telles étaient les moeurs de la presse royaliste sous le Directoire. Trouverait-on quelque chose de semblable parmi les franches brutalités du Père Duchesne ? Michaud na jamais eu lombre dun remords. Il sest éteint doucement, entouré de lestimé publique, et chargé de gloire et dannées.
Il faut ajouter que pendant une année Chénier reçut tous les jours, parmi sa correspondance, sous sa porte, sur le tabouret de sa loge au théâtre, à lInstitut, et même une fois sous son chevet, une lettre anonyme reproduisant invariablement la phrase de Michaud ; « Caïn, quas-tu fait de ton frère ? » On na jamais connu lauteur de cette lâche persécution ; mais nest-il pas permis de supposer que le pieux inventeur du trop fameux chat ny a pas été étranger ?
Il est inutile de rappeler que le hideux mensonge nest appuyé sur aucun fait, sur aucune présomption, et lon a presque honte den faire a réfutation péremptoire. Mais, dussent nos observations paraître superflues, nous ajouterons quelques témoignages caractéristiques qui feront mieux ressortir encore lineptie de linfâme accusation.
Nous avons rappelé ce fait avéré que Marie-Joseph, lors de larrestation de son frère et jusquau 9 thermidor était lui-même suspect, et même vers la fin cité, dénoncé, recherché, pour employer les expressions de son collègue, le savant et respectable Daunou. Cette situation prouve suffisamment quil ne pouvait être parmi les proscripteurs, puisquil tut obligé de se cacher pour échapper lui-même à la proscription. Ce fait matériel serait déjà une preuve, indépendamment de toutes les considérations morales. On a, en outre, laveu cynique de Michaud, labsence de la plus légère preuve à lappui et le témoignage de contemporains du plus honorable caractère. Daunou sest toujours exprimé avec énergie contre cette calomnie aussi absurde quhorrible. Lemercier la flétrie avec lindignation dune âme loyale. (V. notamment la Revue encyclopédique, 1819, t. IV, p. 81). Arnault na manqué aucune occasion de confondre les calomniateurs. (V. la notice quil a placée en tête des oeuvres anciennes de Chénier, 1824 ; v. aussi ses Souvenirs dun sexagénaire, t. II, p. 178.)
Un autre témoin oculaire des événements, Roederer, ennemi acharné de Marie-Joseph, qui eut avec lui des polémiques effrénées, qui tut couvert de ridicule par la satire du Docteur Pancrace, et qui riposta par des diatribes où il ne se refuse aucun outrage, aucun genre daccusation, a reculé cependant devant celle-là. Sa conviction la emporté sur sa rage. Aucune injure, aucune calomnie ne lui pèsent ; mais, quand il arrive à cette effroyable assertion, lhonnête homme quil y avait en lui se soulève contre le pamphlétaire, son coeur se révolte contre sa plume, il nie, il écarte avec dégoût larme empoisonnée. (V. le Journal déconomie publique, 1797, no 13.) Dans la suite, il revenait souvent sur cette affaire, et il sexprimait en termes catégoriques. « Cest, disait-il, la plus grande injustice de lhistoire de la Révolution. » Il voulait dire de lhistoire de la réaction. Mais lui-même était un des grands réactionnaires, et il lui était permis de confondre les époques.
Voici un autre témoignage non moins précieux, puisquil vient dun autre ennemi de Chénier, dun ancien membre du comité de Salut public. Nous le tirons des Mémoires de Barère (t. II, p. 263).
« Après avoir été très-lié avec moi jusquà la fin de 1794, Chénier se tourna contre moi quand je ne fus que malheureux et accusé. Il se plaça même au premier rang de mes accusateurs, et de ceux qui, le 12 germinal, au milieu dune émeute, demandaient ma mort. Cependant, comme jaime par-dessus tout à rendre justice, même à mes plus cruels ennemis, je dois cet hommage à la vérité et au coeur de Chénier, de dire quil pleura amèrement la mort de son frère (je lai vu) ; loin, comme on la dit méchamment dans les salons de Paris, davoir contribué à la mort de son frère, qui nétait pas de la même opinion que lui, il a, au contraire, fait des démarches personnelles pour le dérober au supplice. Devant moi, il a imploré lintérêt actif et vrai que notre collègue Dupin mettait à ces sortes daffaires malheureuses, pour aller au comité de Sûreté générale et tâcher de sauver son frère. Les hommes se doivent la vérité, et je la dis en faveur de mon plus cruel ennemi. »
Ce témoignage posthume, dun loyal ennemi sest produit, il ne faut pas loublier, plus de trente ans après la mort de Chénier.
Nous pouvons arrêter ici cette enquête, bien assuré quil ne peut rester aucun doute dans lesprit du lecteur.
Chénier - suite et fin
Ceux qui voudraient plus de détails peuvent consulter, outre les sources que nous avons citées, un travail extrêmement remarquable de M. Ch. Labitte, Marie-Joseph de Chénier (Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1844, réimprimé dans les Etudes littéraires du même auteur, t. II). M. Ch. Labitte a étudié cette question à fond, et en a donné la solution définitive.
Cette calomnie mémorable, qui ne pouvait troubler la conscience de Chénier, déchira néanmoins son coeur, et il en reçut une atteinte mortelle. Il exhala ses souffrances dans la magnifique épître sur lu Calomnie, dont les beaux vers ont été tant de fois cités :
Hélas ! pour arracher la victime aux supplices,
De mes pleurs chaque jour fatiguant vos complices,
Jai courbé devant eux mon front humilié ;
Mais ils vous ressemblaient, ils étaient sans pitié.
Auprès dAndré Chénier avant que de descendre,
Jélèverai la tombe où manquera sa cendre,
Mais où vivront du moins et ses doux souvenirs,
Et sa gloire, et ses vers dictés pour lavenir, etc.
Enfin, ajoutons, comme dernier trait, que la vénérable mère des Chénier a pris la parole elle-même pour venger Marie-Joseph de la calomnie dont il était victime. Elle a écrit à ce sujet une lettre douloureuse et indignée, qui a été insérée dans le journal la Sentinelle du 20 décembre 1796, et reproduite intégralement par un écrivain royaliste, M. de Lescure, dans son livre sur les Autographes (1865). Loriginal existe encore, et fait partie du cabinet de M. le baron de Girardot, archiviste de la Loire-Inférieure.
A tous les détails qui précèdent, nous croyons devoir ajouter le fait suivant, qui montrera mieux encore avec quel acharnement les ennemis de Marie-Joseph Chénier sattachaient à leur victime; il est extrait dun ouvrage anonyme, les Précurseurs, imprimé en 1826, et quon sait être de Regnault-Warin :
« Un soir, bien jeune encore, jétais au foyer du Théâtre-Français, adossé à la cheminée, quenvironnait un groupe. A laspect dun homme que je navais pas remarqué, le groupe se sépare; il fuit avec un accord marqué, et plusieurs de ceux qui le composaient, avec un sentiment ou plutôt avec une affectation dhorreur. Jétais demeuré seul, touchant presque lindividu frappé de cet ostracisme. « Savez-vous près de qui votre mauvais sort vous a placé ? me dit un jeune homme en savançant avec précaution. Mais, répondis-je si jen juge par voire effroi, cest auprès de quelque bête venimeuse ou féroce. Celui-ci est lun et lautre ; en un mot, cest Chénier. Comment ! le poëte, lorateur, le publiciste. Oui, le tueur de rois, lassassin de son frère ! » Et sur ce que ces paroles, proférées avec une indignation théâtrale, semblaient faire peu dimpression sur moi : « Eh bien ! me dît mon interlocuteur, demeurerez-vous encore auprès de Caïn ? Je reste, répondis-je, auprès de lauteur du Discours sur la calomnie. » A ces mots, mon jeune homme disparut. »
Outre les ouvrages que nous avons cités, on a encore de Chénier des satires dun style ferme et dune grande vigueur daccent, de spirituelles et mordantes épigrammes, des poèmes didactiques, des poésies diverses, des traductions, un tableau de la littérature française depuis 1789, rédigé sur linvitation de lempereur, et qui a joui de quelque estime en son temps : un cours de littérature, dont les leçons sur les Vieux fabliaux et sur les Romans français ont seules été publiées, etc. Ses oeuvres complètes ont été publiées en 1823-1826, avec des notices de Daunou et dArnault, et augmentées des oeuvres posthumes (1829). Il eut pour successeur à lAcadémie française Chateaubriand, dont la réception officielle neut lieu quau commencement de la Restauration, parce quil avait refusé dadoucir, dans son discours de réception, lamertume de ses appréciations sur le disciple de Voltaire et le conventionnel régicide, qui, en outre, avait été son critique.
Cuvelier, Jean-Guillaume-Antoine
Cuvelier, Jean-Guillaume-Antoine, auteur dramatique français, né à Boulogne-sur-Mer le 15 janvier 1766, mort à Paris le 27 mai 1824. Il fut dabord avocat dans sa ville natale. Député par la garde nationale de Boulogne-sur-Mer à la fédération de 1790, il sétablit à Paris et accepta plusieurs missions de ses concitoyens. Nommé capitaine des guides-interprètes après le 18 brumaire, il fit, en cette qualité, les premières campagnes de Prusse et de Pologne ; mais sa santé ne lui permettant pas de prendre part plus longtemps aux fatigues de la guerre, il renonça à la carrière de soldat et se fit homme de lettres. Quelques romans, contes et nouvelles ayant attiré sur lui lattention, il se mit à composer des pièces de théâtre. Bientôt, rivalisant avec Guilbert de Pixérécourt, le Corneille des boulevards, avec Caignez, le Racine des boulevards, il mérita, par le genre de ses productions et sa prodigieuse fécondité, le surnom fort significatif de Crébillon des boulevards. Cherchant dans le mélodrame, la pantomime et le mimodrame, à exciter la terreur et la pitié des classes populaires, il réussit assez souvent, et beaucoup de ses sombres productions obtinrent un long et retentissant succès. Quil nous suffise de rappeler : la Fille sauvage ; Hermann et Sophie ; Dago ou les Mendiants dEspagne ; la Main de fer ou lEpouse criminelle ; la Fille mendiante ; Jean Sbogar ; les Machabées ou la Prise de Jérusalem ; le Sacrifice dAbraham, etc., mélodrames en trois et quatre actes, représentés à lAmbigu-Comique, à la Gaîté et a la Porte-Saint-Martin dans les vingt premières années de ce siècle. Noublions pas lEnfant du malheur, en quatre actes, un des succès de vogue de 1802 à 1803. Dans le mimodrame, Cuvelier mit en scène, avec beaucoup dappareil et de vérité, des faits militaires contemporains, tels que : la Belle Espagnole ou lEntrée triomphale des Français à Madrid (1809) ; les Français en Pologne (1808) ; la Prise de la flotte ou la Charge de cavalerie (1822) ; la Mort de Kléber ou les Français en Egypte, etc. La Fille hussard ou le Sergent suédois, pantomime en trois actes et à grand spectacle, fut jouée deux cent cinquante fois de suite, et reprise le 29 frimaire an VII, puis en lan XIII, avec les combats équestres et évolutions exécutés par la troupe de Franconi. Ce populaire auteur, qui a donné environ cent dix ouvrages dramatiques, dont un très-petit nombre en collaboration, a fait jouer aussi à lOpéra : Alcibiade solitaire, en deux actes, avec Barouillet (8 mars 1814), et la Mort du Tasse, en trois actes (7 février 1821). Il entendait parfaitement la coupe et la conduite des pièces du boulevard, où il a régné jusquà sa mort avec un bonheur soutenu. On a de lui les romans suivants : Damoisel et bergerette, historiette du XVe siècle (1795, 1 vol. in-8°), dont il a fait plus tard une pantomime en trois actes ; Nouvelles, contes, historiettes, anecdotes, mélanges (1802, 2 vol. in-8°) ; le Bandit sans le vouloir et sans le savoir (1809, 3 vol. in-12).
Florian, Jean-Pierre Claris de
Florian, Jean-Pierre Claris de, écrivain français, né au château de Florian (Gard) en 1755, mort à Sceaux en 1794. Lenfance de Florian sécoula « sur les bords du Gardon, au pied des hautes Cévennes, entre la ville dAnduze et le village de Massanne, » et de ces premières années, des frais vallons où il avait erré, il garda toujours le souvenir. Un vieil oncle fort prodigue, qui sétait chargé de lui, trouvant trop lourd le fardeau de veiller sur lenfant, labandonnait à toutes ses fantaisies. Il mourut sans rien laisser à son neveu, et Florian fut mis en pension à Saint-Hippolyte. Son père avait un frère aîné, qui avait épousé une dès nièces de Voltaire, et allait souvent à Ferney. Le marquis de Florian demanda au patriarche la permission de lui présenter son neveu, permission qui fut gracieusement octroyée. Lenfant amusa le vieillard par son joyeux babillage, et reçut le nom de Floriannet. Voltaire lui écrivit quelque temps et lappelait M. de Floriannet, comme nous le voyons dans lextrait suivant :
« Monsieur de Floriannet, voilà tout ce que jai lhonneur de vous dire de votre famille dont jai lhonneur dêtre par ricochet. »
La mère de Florian, Gilette de Salgues, était dorigine castillane, et Boissy dAnglas, qui vivait dans lintimité de la famille, dit quelle « avait conservé quelque chose des moeurs et des habitudes particulières au pays où elle était née, et quelle lavait transmis à son fils. » Son père, qui avait consacré une partie de sa modeste fortune à faire honneur à sa position (il était chef dune compagnie de cavalerie), le destina à suivre la même carrière. Florian était alors, page du duc de Penthièvre, à qui sa gaieté plaisait beaucoup, et ce prince, ordinairement triste, dailleurs si vertueux et si bienfaisant, conçut pour lui une affection qui ne se démentit jamais. Ce fut avec regret quil le vit partir pour lécole dartillerie de Bapaume ; mais Florian ny resta pas longtemps, et rentra chez son bienfaiteur avec le grade de capitaine de dragons. Comme son heureux caractère ne se démentait pas, il faisait les délices du château dAnet ; il composait déjà des pièces de vers et de petits romans qui navaient pas grand succès, mais qui dénotaient une grande facilité et une certaine fraîcheur de sentiments. Il fit même un sermon, voici à quelle occasion. Le curé de Saint-Eustache étant venu voir le duc de Penthièvre, on se mit à causer sermons. Florian, qui avait le droit de se mêler à toutes les conversations, soutint que ce nétait pas chose difficile de composer un sermon, et quil en ferait bien un lui-même si besoin était. Le prince paria 50 louis quil serait parfaitement incapable de produire quoique ce fut qui ressemblât à un sermon. Piqué au jeu, notre futur fabuliste se mit à débiter une terrible improvisation sur la mort : « Ce grand de la terre, sécriait le capitaine de dragons, qui, fier de sa haute naissance, se croit pétri dun limon plus noble que le mien, doit tout à la mort ; il tient delle seule tout ce qui fait sa fausse gloire. Quil ose produire les titres qui lélèvent au-dessus de ses égaux ! Chacun de ces titres est un bienfait de la mort. Sa noblesse ? Elle est appuyée sur un monceau de cadavres ; plus le monceau grossit, plus elle devient illustre. Ses dignités, à qui les doit-il ? A la mort, qui a moissonné ceux qui les avaient méritées. » Le capitaine Florian qui prêchait avec tant donction ne ressemblait guère au Florian des fables, au berger amoureux dune Estelle champêtre, regardant, penché sur sa houlette, ses agneaux baignant leur blanche toison dans leau limpide du fleuve. Vive Dieu ! Le chevalier de Florian dépense son argent en café et en liqueurs, le chevalier de Florian tombe « sérieusement malade, » le chevalier de Florian peut montrer une blessure reçue sur le terrain ; il boit, ce mélancolique Némorin ; il aime violemment, ce pudique Florian ; il se bat à outrance, ce porteur de houlette, qui ne devrait, pense-t-on, rêver que de vertes campagnes et de forêts ombreuses. Notez que Florian nétait pas romanesque. Lanecdote suivante en fait foi. Gentilhomme ordinaire du duc de Penthièvre et rassuré contre les coups de la fortune par une pension fort respectable, il séprit un jour de Mlle Le Sénéchal, à laquelle M. de Lacretelle faisait aussi sa cour. Le capitaine réussissait à merveille, et Mme Le Sénéchal conseillait fortement au second soupirant de se désister de ses prétentions, quand le bruit courut que la famille de la jeune fille avait subi des pertes sensibles. On vit soudain se refroidir lenthousiasme de Florian ; il devint dune politesse exquise, voila sous un air de modestie léclair de ses yeux vainqueurs et finit par disparaître complètement. Comme on voit, cet amour nest guère poétique, Mais peut-être a-t-on un peu calomnié lauteur de Galatée.
Enfin Galatée parut (1783). On lut beaucoup ce simple conte, qui relevait quelques fadeurs et des réminiscences dHonoré dUrfé par un coloris plus vif et des scènes véritablement touchantes. Les trois premiers livres sont imités de Cervantes, le quatrième seul est original. Estelle, qui parut quelques années après (1788), malgré des qualités incontestables de diction, de peinture et de sentiment, neut pas autant de succès que son aînée. Il faut dire aussi que le mouvement régénérateur qui se préparait laissait peu despoir à la littérature de se faire écouter. Il eût fallu un loup dans ces bergeries de Florian. Numa Pompitius, qui avait précédé Estelle de deux ans, fut accueilli assez froidement. On trouve dans ce récit de fort bons passages, mais il a le tort de vouloir rivaliser avec le Télémaque et de ne pas se douter de la couleur antique si bien observée par Fénelon. Les Contes en vers de Florian sont bien loin de ceux de La Fontaine ; mais çà et là on rencontre de jolies idées parfaitement exprimées, beaucoup de facilité et de légèreté dans la facture du vers, de la grâce et du naturel. Bref, on peut dire que Florian en était arrivé au point daborder sans trop de présomption le genre qui a immortalisé La Fontaine.
Florian avait étudié Horace et Virgile avec passion ; il connaissait la nature, et avait déjà montré dans ses contes de la finesse desprit avec une dose de malice fort suffisante. Mais entre La Fontaine et lui la différence est grande. La Fontaine est dune charmante naïveté, et, comme le dit fort bien M. Saint-Marc Girardin, nous intéresse aux animaux quil fait parler, ou au poëte lui-même. Le Bonhomme mettait de son âme partout, et elle rayonne de tous côtés, échauffant le récit de sa lumière douce et attirant invinciblement le coeur. « Avec Florian, ajoute le même auteur, nous ne nous intéressons quau sens de la fable, à sa moralité, qui est toujours fine et délicate, et à la manière ingénieuse ou même épigrammatique dont cette moralité est amenée par le récit. » Florian aime Horace et Virgile, La Fontaine se plaît avec Montaigne, et les fabliaux du XVIe siècle font ses plus chères délices ; il aime la reine de Navarre
Florian observe bien les petits travers de lhumanité, sans être un satirique mordant et un profond moraliste. Sous la forme légère de ses fables, il sut se moquer agréablement, et des individus, et de la société, comme sil eût espéré les réformer. « Au fond, dit encore le même auteur, il se contentait dêtre applaudi à lAcadémie, et faisait tout son possible pour se mettre à lécart des agitations politiques. »
La vie privée de Florian ne présente pas dincidents dun grand intérêt. « Il lavait écrite lui-même, dit Jauffret, et lavait sans doute rendue intéressante, car il savait donner du prix aux détails les plus futiles ; mais cette vie nexiste plus. » Nul nétait plus gai que lui avec des amis ; sa physionomie sallumait au feu de son esprit enjoué, et lon prétend quil eût fait rire, à certains moments, lhomme le plus mélancolique de la terre. Avec les personnes quil ne connaissait pas, il était grave, mais dune gravité bienveillante. Il portait dans tous les actes de sa vie cette sensibilité dont il a rempli ses ouvrages. Jamais un malheureux na imploré en vain ses secours, et quand ses ressources nétaient pas suffisantes, il demandait à de plus riches que lui. A la mort de son père, il navait trouvé que des dettes pour héritage ; il eût pu répudier la succession, mais il préféra se porter héritier et payer les dettes du petit trésor personnel quil devait à ses ouvrages. Il ne se réserva du patrimoine maternel quun petit champ quil donna à une bonne vieille fille qui avait vécu près de son père pendant un demi-siècle et qui lavait vu naître lui-même. La pauvre femme accepta le présent en disant : « Jo vous le rendrai bientôt, car je vais mourir. » Elle était bien loin de penser quelle lui ourvivrait. La Révolution crut voir un ennemi dans ce poëte si doux et si inoffensif. Il fut jeté impitoyablement en prison, sous le prétexte de relations avec les émigrés, et quand le 9 thermidor vint le rendre à la liberté, il était abattu, brisé. Quelque temps encore, il traîna un reste dexistence et bientôt il séteignit dans les bras de ses amis. Ses dernières paroles furent touchantes, et elles résument bien tout ce quon peut dire sur cet écrivain : « Que ne puis-je être certain de reposer sous le grand alisier de mon village, ou les bergères se rassemblent pour danser ! Je voudrais que leurs mains pieuses vinssent arracher le gazon qui couvrirait mon tombeau ; que les enfants, après leurs jeux, y jetassent leurs bouquets effeuillés ; je voudrais enfin que les bergers de la contrée y fussent quelquefois attendris, en y lisant cette inscription :
Dans cette demeure tranquille
Repose notre bon ami.
Il vécut toujours à la ville,
Et son coeur fut toujours ici. »
Alfred de Musset ne sest-il pas rappelé ces vers quand il a écrit :
Mes bons amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière ;
Sa pâleur men est douci et chère,
Et son ombre sera légère
A la terre où je dormirai ?
Le tombeau de Florian, une simple stèle de pierre, surmontée du buste du poëte, se voit encore auprès de la petite église de Sceaux.
Nous navons pas parlé des ouvrages que Florian écrivit pour le théâtre ; ils sont peu nombreux, mais on ne peut passer sons silence son talent dramatique. La Harpe dit que les comédies de Florian se distinguent par le naturel et sont très-agréables à lire. Il eut la bonne idée de changer le caractère dArlequin, ce grossier bouffon de lItalie dont la verve railleuse, sarcastique et folle finissait par lasser lesprit. Florian lui prêta quelques vertus naïves qui le font rentrer dans lhumanité et nous donnent de la sympathie pour lui. On a prétendu à tort quil en avait fait un personnage nouveau. La comédie larmoyante, ou le drame, avait été déjà inventée, et Florian ne fit que changer Arlequin en personnage de draine. Cest lopinion de M. Saint-Marc Girardin, et nous nous y rangeons. Talent sympathique avant tout, Florian, dont le nom seul réveille une affectueuse curiosité, souffrit beaucoup de lindifférence du public pour quelques-uns de ses ouvrages. La critique ne fut pas toujours disposée en sa faveur et montra les griffes sous les caresses, Rivarol, qui népargnait personne, surtout ses amis, disait dun livre de Florian : « Il y a la moitié de louvrage en blanc, et cest ce quil y a de mieux. » Cétait une brutalité à peine spirituelle ; il trouva mieux. Un jour, il rencontra Florian qui marchait devant lui avec un manuscrit qui sortait de sa poche. Il laborda et lui dit : « Ah ! monsieur, si lon ne vous connaissait pas, comme on vous volerait ! » Heureusement que Florian avait la réplique facile.
Ses ouvrages, outre ceux que nous avons cités, sont : le Baiser, comédie en trois actes (1782) ; le Don ménage, comédie en un acte (1783) ; le Bon père, comédie en un acte ; la Bonne mère, comédie en un acte ; Jeannot et Colin, comédie en trois actes ; Blanche et vermeille, pastorale en deux actes ; les Jumeaux de Bergame, comédie en un acte ; Eloge de Louis XII (1785) ; Ruth, églogue couronnée par lAcadémie (1784) ; Jeunesse de Florian ou Mémoires dun jeune Espagnol, fort curieuse histoire des premières années de notre écrivain (1807) ; Eliézer et Nephtali ; Mélanges de poésie et de littérature (1787 et 1800) ; Six nouvelles (1784) ; Nouvelles nouvelles (1792) ; Lettres à M. Boissy dAnglas, posthumes (1807). On lui attribue encore Henriette Stuart, traduit de langlais (1795). Ses oeuvres complètes ont été éditées par Renouard (1820, 16 vol. in-18). Il faut y joindre les oeuvres inédites publiées par Guilbert de Pixérécourt (1824, 4 vol.).
Bibliogr. Consultez les ouvrages suivants : J. de Rosny, Vie de Florian (Paris, an V <Actinic:Variable Name = '1797'/>, in-18) ; Eloge de Florian, par Ch. Lacretelle (Paris, 1812, in-8°) ; Eloge de J.-P. Claris de Florian, par J. de Rosny (Flessingue, 1812, in-8°) ; Jauffret, Eloge de Florian (Paris, 1812, in-8°) ; Viacin, Eloge de Florian (Besançon, 1833, in-8°), pièce qui a partagé le prix rie poésie au concours de lAcadémie du Gard en 1832 ; la Jeunesse de Florian ou Mémoires dun jeune Espagnol, ouvrage posthume (Paris 1820, in-18) ; Notice sur ta vie et tes ouvrages de Florian, en tête de lédition de ses Fables (Paris, 1825, in-8°).
Henry, Étienne Ossian
Henry, Étienne Ossian, chimiste, né à Paris en 1793. Il est fils du précédent, qui lassocia de bonne heure à ses travaux, et sous la direction duquel il devint rapidement un chimiste distingué. M. Henry, après avoir été professeur agrégé à lEcole de pharmacie, fut, pendant douze ans, sous-chef à la pharmacie centrale des hôpitaux de Paris, puis devint chef des travaux chimiques de lAcadémie de médecine, dont il est membre depuis 1824. Ce savant a découvert lexistence dun principe acre dans lembryon du ricin, la présence de liode dans plusieurs eaux alcalines et sulfureuses, celle de la lithine dans les eaux de Vichy et de Saint-Nectaire. On lui doit des procédés nouveaux pour obtenir en grand le sulfate de quinine ; pour obtenir en poudre impalpable le mercure doux ou calomel à la vapeur : pour doser lazote en volume. Cest encore a lui que nous sommes redevables de la découverte, dans la moutarde blanche, dun principe cristallisé sulfuré, nommé sinapine. Outre plusieurs notes éparses dans les bulletins de lAcadémie, nous citerons de lui : Manuel danalyse chimique des eaux minérales (1825, in-8°), en collaboration avec son père, et réédité en 1858 ; Traité pratique danalyse chimique (in-8°) ; Pharmacopée française (1827, in 8°), nouvelle traduction du Codex medicamentarius, avec notes et additions ; Hydrologie de Plombières (1855, in-8°), etc. M. Henry a collaboré au Journal de pharmacie, aux Annales de chimie, au Dictionnaire de Nysten (1845), à lAnnuaire des eaux de France (1851), etc. Son fils, Emmanuel-Ossian HENRY, mort en 1867, prit son diplôme de docteur en 1855, et fut attaché, comme médecin auxiliaire, à lhôtel des Invalides. On lui.doit : Recherches chimiques et médico-légales sur lacide cyanhydrique et ses composés (1857) ; Recherches chimiques et médicales sur les matières organiques des eaux sulfureuses (1860).
Mendès, Catulle
Mendès, Catulle, poète et romancier français, né à Bordeaux en 1843. Venu à Paris dès lâge de dix-huit ans pour suivre la carrière des lettres, il fonda en 1861 une petite feuille littéraire, la Revue fantaisiste, où commencèrent à se grouper ceux quun peu plus tard on appela les Parnassiens : Albert Glatigny, Villiers de lIsle-Adam, Fr. Coppée, Sully-Prudhomme, Léon Dierx, José-Maria de Hérédia, Paul Verlaine ; il insérait aussi quelques pièces de vers ou des fantaisies humoristiques dans « lArt », de M. Ricard, où se retrouvaient à peu près les collaborateurs de la « Revue fantaisiste ». Son premier volume de vers, Philoméla (1864, in-12), avait déjà en germe toutes les qualités par lesquelles se distingua la nouvelle école : le souci de la forme, une versification scrupuleuse, le choix des mots sonores, la ciselure du vers. Ces qualités se retrouvent dans toutes les compositions poétiques de M. Catulle Mendès : Odelettes guerrières (1871, in-12) ; la Colère dun franc-tireur, poème (1872, in-12) ; Contes épiques (1872, in-8°) ; Hespérus (1872, in-8°), singulière épopée mystique, parfois incompréhensible, inspirée à lauteur par ta lecture de Swedenborg ; le Soleil de minuit ; Soirs moroses, poésies (1876, in-8°). En même temps quil publiait ces recueils de vers, M. Catulle Mendès sessayait dans la nouvelle, Histoires damour (1868, in-12), et au théâtre, où il faisait représenter : la Part du roi, comédie en un acte et en vers (1872) ; les Frères darmes, drame en quatre actes et en prose (Théâtre-Cluny, mars 1873) ; Justice, drame en trois actes (Ambigu, mars 1877) ; le Capitaine Fracasse, livret dopéra-comique en trois tableaux, tiré du roman de Théophile Gautier (Opéra-Comique, 1878) ; les Mères ennemies, drame en trois actes et dix tableaux (Ambigu-Comique, novembre 1882). On lui doit de plus : les Soixante-treize journées de la Commune (1871, in-12) ; les Folies amoureuses (1877, in-12) ; la Vie et la mort dun clown (1879, 2 vol. in-12) ; le Roi vierge, roman qui a pour héros, sous un nom déguisé, le dernier roi de Bavière (1881, in-12) ; la Divine Aventure (1881, in-12), traduction, en collaboration avec M. Richard Lesclide, des Confessions du comte de Cagliostro, que le célèbre aventurier aurait écrites au cours de sa captivité à San-Leo dUrbino ; les Monstres parisiens (1882-1885, 2 vol. in-18), analyses subtiles des perversités et des dépravations que lon peut observer à Paris comme dans toutes les grandes capitales ; ce sont deux recueils desquisses et de nouvelles ; le Crime du vieux Blas, roman (1882, in-12) ; lAmour qui pleure et lAmour qui rit, nouvelles (1883, in-12) ; le Roman dune nuit (1883, in-12), comédie en un acte, non représentée, dont la publication lui valut une condamnation à un mois de prison et 500 francs damende ; les Boudoirs de verre (1884, in-12) ; Jeunes Filles (1884, in-12) ; Jupe courte (1884, in-12) ; la Légende du Parnasse contemporain (1884, in-12), curieux volume plein de renseignements sur la naissance et les développements de la nouvelle école littéraire dont M. Catulle Mendès fut lun des initiateurs ; Pour lire au bain, recueil de contes (1884, in-12) ; Tous les baisers, recueil de contes et de nouvelles (1884-1885, 4 vol. in-12) ; le Rose et le Noir (1885, in-12) ; les Contes du rouet (1885, in-12) ; le Fin du fin ou Conseils à un jeune homme qui se destine à lamour (1885, in-4°, illustré deaux-fortes) : Toutes les amoureuses (1886, in-12) ; Pour les belles personnes (1886, in-12) ; Zohar, étude émouvante et passionnée (1886, in-12) ; Tendrement, recueil de nouvelles (1886, in-12) ; lHomme tout nu, roman (1887, in-12) ; la Première Maîtresse, roman (1887, in-12) ; le Souper des pleureuses (1888, in-12) ; lEnvers des feuilles, nouvelles (1888, in-12) ; les Oiseaux bleus, contes (1888, in-12) ; Grande Maguet, roman (1888, in-12). Enfin, depuis les Mères ennemies, dont nous avons parlé plus haut, il a fait représenter la Femme de Tabarin, comédie-parade en un acte (Théâtre-Libre, novembre 1887) ; Isoline, féerie en trois actes (Renaissance, décembre 1888), et Fiammette, drame en six actes et en vers (Théâtre-Libre, janvier 1889).
Nodier, Charles
Nodier, Charles, littérateur français, né à Besançon vers 1780, mort à Paris en 1844. Son père, ancien avocat et professeur à lOratoire, fut nommé, en 1790, maire de Besançon et appelé, lannée suivante, aux redoutables fonctions daccusateur public, quil exerça durant toute la période de la Terreur. Partageant, tout enfant, les convictions républicaines de son père, Ch. Nodier fut reçu à douze ans membre de la Société des amis de la constitution dé Besançon, une des innombrables ramifications des Jacobins dé Paris, et prononça même à cette occasion un discours très-travaillé, dont on vota limpression. Son père le plaça, comme secrétaire, près du fameux Euloge Schneider, alors commissaire dé la Convention dans le Bas-Rhin ; et, après larrestation du proconsul, jeté lui-même en prison, puis délivré par lintervention de Saint-Just et de Lebas, il fut placé par ces deux conventionnels, toujours en qualité de secrétaire, auprès du général Pichegru. Cest Ch. Nodier qui raconte lui-même tout cela et quantité dautres choses dans ses Souvenirs ; épisodes et portraits pour servir à lhistoire de la Révolution et de lEmpire (1831, 2 vol. in-8°) et dans ses Souvenirs de jeunesse (1832, in-8°). Acteur ou témoin des faits quil présente, il aurait pu être bien renseigné, surtout sur ses propres faits et gestes ; mais il est aujourdhui certain quil a débité sur Schneider, sur Pichegru et sur lui-même les mensonges les plus énormes. « Je ne sais, dit à ce propos P. Mérimée, si toutes les fictions de lhomme de lettres furent volontaires ; si, en sabandonnant à son imagination, il ne crut pas quelquefois consulter sa mémoire. Tel que ces preneurs dopium de lAsie, moins sensibles aux impressions extérieures quaux hallucinations du breuvage enivrant, il sétait accoutumé, dans sa solitude, à vivre parmi les créations de sa fantaisie comme au milieu des réalités. » Cette explication poétique est trop indulgente ; il est impossible quun homme tel que Ch. Nodier se persuade avoir fait ou vu des choses qui nont jamais existé. Les monstruosités quil rapporte sur Schneider ont été démenties péremptoirement ; les anecdotes, où il joue lui-même un rôle, ne concordent ni avec les dates ni avec les faits avérés, et, quant à Pichegru, lauteur des Souvenirs se contredit lui-même sur les circonstances les plus importantes. Ces méprises, singulières chez un témoin oculaire, sexpliquent parfaitement en ce que Charles Nodier était tout simplement, à lépoque dont il parle, élève de lécole centrale de Besançon, où il eut Droz pour professeur. Au sortir de lécole, il fut nommé bibliothécaire adjoint à la bibliothèque de la ville et soccupa beaucoup plus dhistoire naturelle et de bibliographie que de politique. Il fit imprimer en 1798 une Dissertation sur lusage des antennes dans tes insectes (in-4°), puis une Bibliographie entomologique (1801, in-8°), essai ingénieux de classification ; et des Pensées de Shakspeare, extraites de ses oeuvres (1801, in-8°), qui attestent ses studieuses lectures. Il avait alors perdu sa place de bibliothécaire et était venu à Paris. La lecture de Goethe lui inspira le Peintre de Salzbourg (1803), pastiche de Werther, et celle de Faublas un petit roman licencieux, le Dernier chapitre de mon roman (1803, in-8°), compositions qui décèlent un esprit ingénieux, un prosateur lucide, mais qui manquent complètement doriginalité. Les ardeurs républicaines de sa jeunesse nétaient pas éteintes, mais elles sétaient transformées ; Ch. Nodier saffilia à une société de jeunes gens, parmi lesquels il y avait tout autant de royalistes que de républicains, réunis seulement par des velléités dopposition à lEmpire naissant. Cest à cette époque, vers 1803 ou 1804, que Ch. Nodier composa la Napoléone, petite ode dune tournure énergique qui courut sous le manteau et qui valut à son auteur, sil faut len croire, les plus terribles persécutions. Arrêté à son domicile, il fut enfermé au Temple, où il trouva un grand nombre de détenus politiques très-anxieux de leur sort ; toutes les nuits, on en venait appeler un ou deux et, à peine le malheureux avait-il franchi le seuil de la salle, commune, quun feu de peloton révélait son triste sort a ses compagnons dinfortune. Nodier passa ainsi quelques mois dans les plus grandes angoisses. On le relâcha enfin, et comme, plus tard, il retrouva tous ses codétenus, même ceux quil croyait tombés sous les feux de peloton, il fut persuadé, dit-il, que Bonaparte avait fait jouer à ses geôliers une comédie lugubre pour épouvanter le jeune auteur de la Napoléone. Traqué par la police impériale, il se réfugia dans les Vosges et y vécut plusieurs années de lexistence la plus misérable. La vérité est quil ne fut ni emprisonné au Temple ni arrêté à Paris. Lex-oratorien Fouché, qui était un ami de son père, se contenta de le réprimander à propos de la fameuse ode ; Nodier nen fut pas moins persuadé quil courait de grands dangers et, un de ses amis ayant été arrêté, il prit la fuite. Tout ce quil a raconté de son incarcération est un roman. Revenu à Besançon, il ne sy crut pas en sûreté et alla demander asile, à la campagne, chez des amis de son père ; il se plaisait à changer fréquemment de domicile pour dérouter la police, quil croyait être à ses trousses, tantôt donnant dus leçons de langue et de botanique dans les châteaux, tantôt se cachant dans les montagnes et implorant lhospitalité dun bûcheron. Il fit si bien que le bruit se répandit, à la préfecture du Doubs, quun homme étrange, qui se disait proscrit, errait au hasard sans feu ni lieu, et quon larrêta. Ses papiers furent saisis, examinés ; on y trouva des vers, des fragments de romans, des projets de dictionnaires, des recherches entomologiques, et le proscrit ne fut plus inquiété.
Rendu à la vie commune, Ch. Nodier fut employé comme secrétaire par un érudit anglais, le philosophe Croft, qui le fit collaborer à ses travaux sur les classiques français. Il publia à cette époque lès Tablettes dun suicidé (1806, in-8°) ; Stella ou les Proscrits, le Solitaire des Vosges (1808, in-8°) ; ces écrits reflètent les préoccupations dun homme qui a vu la mort de près et qui sattend à être fusillé dun moment à lautre ; Ch. Nodier les avait composés sans doute au milieu de cette vie errante dont ils retracent les souvenirs. Des travaux philologiques succédèrent à ces élucubrations bizarres : Dictionnaire des onomatopées françaises (1808, in-8°), ouvrage dans lequel il recherche les origines du langage et les trouve dans la simple imitation des bruits naturels, explication tout à fait paradoxale, et Questions de littérature légale (1812, in-8°), spirituel traité sur le plagiat et les surpercheries littéraires. La protection de Fouché, devenu duc dOtrante ; lui valut alors dêtre envoyé en Illyrie, comme bibliothécaire de la ville de Laybach ; il y fut le directeur dun journal, le Télégraphe Illyrien, qui simprimait en quatre langues, français, italien, allemand et slave. De retour en France, à la chute de lEmpire, il se trouva très-royaliste, fit valoir les horribles persécutions quil avait subies, son existence de proscrit durant de longues années et entra aux Débats, puis à la Quotidienne, où il se fit remarquer par les plus violentes exagérations. Il navait pas renoncé à la littérature ; son Histoire des sociétés secrètes de larmée (1815, in-8°) est, sous une apparence historique, le plus étonnant de ses romans. Il y raconte sérieusement quune société, appelée les Philadelphes, dont il faisait partie, composée de jacobins et de royalistes, prépara souterrainement pendant tout le cours de lEmpire la rentrée des Bourbons ; quelle eut dabord pour chef le colonel Oudet, personnage mystérieux que Bonaparte fit disparaître (sil a existé), puis le général Malet ; quant aux autres, Ch. Nodier ne veut pas les nommer, de peur de les compromettre, et il rattache à cette société des Philadelphes une multitude de conspirations avortées dont personne ne se doutait. Le récit est attachant ; mais ce quil y a de merveilleux surtout, cest que lauteur entreprit de lé faire croire aux contemporains mêmes des faits, à ceux qui savaient que ses contes navaient pas le moindre fondement. A ce même ordre de récits se rattachent les Aventures de Mlle de Marsan et Maxime Odin, publiés beaucoup plus tard (1831, 2 vol. in-8°) et puisés à cette même source trouble que Ch. Nodier appelait ses Souvenirs. Une série de contes fantastiques et de romans dune originalité trop recherchée : Jean Sbogar (1818, in-8°) ; Lord Ruthwen ou les Vampires (1820, 2 vol. in-8°) ; Smarra (1821, in-8°), amas de rêves incohérents ; Trilby ou le Lutin dArgail (1822, in-12), joints à ses précédentes études sur Shakspeare et Goethe, contribuèrent à placer Nodier à la tête du romantisme qui commençait à naître. Les deux seules compositions romanesques où il montre quelque sensibilité et saffranchit de ses paradoxes habituels sont Adèle (1820, in-12) et Thérèse Aubert (1819, in-12). Toutes ces oeuvres sont, du reste, dun lettré ; le style a la clarté des écrivains du XVIIIe siècle, dont Nodier était nourri, et le coloris que Chateaubriand avait commencé, vingt ans auparavant, à mettre eu faveur. Nodier, désigné à la fois par son royalisme et par sa valeur littéraire, fut nommé bibliothécaire de lArsenal (1823). Cest lépoque marquante de sa vie. Dès lors, le bibliomane put se livrer tout entier à sa passion et se reposer de sa jeunesse aventureuse, au milieu des loisirs dune vie douce et calme, entouré des sympathies de tous ceux qui lapprochaient. Tout le monde a entendu parler du salon de Charles Nodier à lArsenal, « Là, dit M. J. Janin, vivait Nodier dans le somptueux appartement qui avait abrité M. de Sully lui-même ; là, il recevait tous ceux qui tenaient honorablement une plume, un burin, une palette, un ébauchoir. En cette capitale du bel esprit, de lagréable causerie et des amusements littéraires venaient, chaque dimanche, les poëtes tout brillants de leur fortune naissante. Il était lami de M. de Lamartine ; il était le confident de M. Victor Hugo, jeune homme ; il encourageait le jeune Alexandre Dumas, le jeune Frédéric Soulié. » Classiques et romantiques, libéraux et royalistes, tout le monde était admis, sans distinction de parti, chez Nodier, qui, entre autres talents, eut jusquà sa mort celui dêtre bien avec tout le monde, davoir un grand nombre damis et pas un ennemi.
Dans les loisirs que lui créèrent ses fonctions, il publia un grand nombre douvrages, variés comme ses aptitudes de bibliomane, de philologue et de romancier : Dictionnaire universel de la langue française (1823, 2 vol. in-8°) ; Quérard prétend que louvrage est de Verger et que Ch. Nodier nen a écrit que la préface ; bibliothèque sacrée grecque-latine (1826, in-8°), compilation faite avec soin ; Mélanges tirés dune petite bibliothèque (1825, in-8°), curieuses notices, qui ne sont pas toutes exactes, sur les livres rares qui formaient sa propre collection ; Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux (1830, in-8°), roman où il a essayé de remplir le cadre indiqué par Sterne dans Tristram Shandy ; la Fée aux miettes, Inès de las Sierras, la Neuvaine de la Chandeleur, Lydie, Franciscus Columna, les Fantaisies dun dériseur sensé, série de nouvelles intéressantes. Cest aussi lépoque où il eut lidée de publier ses prétendus Souvenirs historiques sur la Révolution, qui ne sont quun tissu de contes bleus, et quil compléta par le Dernier banquet des girondins (1833, in-8°), autre fragment dhistoire imaginaire. Cette même année, il entra à lAcadémie. Depuis, il ne soccupa guère que de bibliographie, donna un supplément à ses Mélanges tirés dune petite bibliothèque, rédigea lExpédition des Portes de fer, sur les notes du duc dOrléans (1844, in-8°), et surtout écrivit ce nombre prodigieux de préfaces qui figurent en tête de presque tous les livrés de son temps. Ch. Nodier était lintroducteur obligé de tous les débutants littéraires ; les éditeurs faisaient de sa préface la condition du succès.
La renommée de cet aimable et ingénieux écrivain a été surfaite, ce qui sexplique par les relations très-étendueset toutes bienveillantes de lhomme avec les écrivains dune de nos grandes périodes littéraires. « Peu décrivains, dit M. J. Janin, ont été, de leur vivant, entourés damitiés, de sympathie et de faveur autant que Charles Nodier. Comme il nétait sur le chemin de personne, au contraire, comme il trouvait facilement merveilleux tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait autour de lui, cétait à qui lui rendrait louange pour louange, amitié pour amitié. Nodier, à lheure où M. Victor Hugo et la nouvelle école jetaient au loin leurs premières clartés, nétait déjà plus un écrivain, cétait un rêveur ; il avait quitté le monde réel pour ce monde à part où lon ne voit guère que des ombres, où lon entend des voix confuses, tant il avait marché vite à travers les nouveaux sentiers, tant il les connaissait pour les avoir pressentis le premier. Il était venu trop tôt pour appartenir au présent siècle ; il était venu trop tard pour appartenir au XVIIIe siècle, et, de même quil navait pas été le contemporain de Diderot, il nétait pas le contemporain de M. Victor Hugo, qui lappelait son maître
. Il ny avait rien, non-seulement dans les lettres, mais dams le monde hors des lettres, de meilleur que Nodier. A toute tentative heureuse, il éprouvait le contentement dun enfant ; à toute gloire éclose hier, il tendait une main bienveillante. Il encourageait, il écoutait, il guidait, mais dune main si légère ! Nodier, a été tout à fait lhomme de lettres, tel quon peut le rêver dans une époque où les lettres sont devenues la brûlante et terrible profession des malheureux qui nen ont pas dautre. Il na été que cela toute sa vie ; écrivant pour vivre et vivant au jour le jour, riche aujourdhui, pauvre demain, content toujours. Ainsi sest passée son innocente vie, à oublier les livres quil écrivait, à encourager ceux des autres ; à relire, à racheter les vieux livres dautrefois, auxquels il avait voué un culte savant et sincère. »
Comme romancier, il a fait preuve dun goût très-pur, dun esprit fin et délicat, dune imagination originale ; mais il sest le plus souvent montré superficiel, paradoxal et, pardessus tout, dénué de cette puissance créatrice qui est le signe du génie, dé cette hauteur de vues et de pensées, de ce souffle vigoureux qui enfantent les chefs-doeuvre et donnent limmortalité. M. de Loménie nous paraît avoir apprécié dun façon fort juste le talent de Ch. Nodier comme romancier dans les quelques lignes qui suivent : « Tous ses romans, dit-il, sont courts, ce qui est une qualité ; leur lecture est attachante. Et pourtant, dans leur brièveté, ils sont prolixes. Beaucoup de pages pourraient en être retranchées sans nuire aucunement à leffet général. Non-seulement ils offrent une absence à peu près complète dhabileté dans les combinaisons dramatiques, habileté qui nest pas, je crois, rigoureusement indispensable à un écrivain de génie ; mais ils pèchent tous par je ne sais quel laisser-aller de touche qui se traduit en portraits vagues ou discordants, en caractères faux pu effacés, par je ne sais quel abus dune heureuse facilité dexécution qui dégénère en longueurs et en minuties et ne sarrête jamais à temps dans la description ou lanalyse. » Nodier a fait de la science comme il faisait du roman ou de lhistoire, avec beaucoup dimagination et desprit, mais en réalité avec, peu de profondeur. Ce nest pas que lérudition lui manquât ; il savait beaucoup et discourait de la façon la plus aimable et la plus attrayante ; mais les vrais savants, les hommes spéciaux en tous genres saccordent à ne voir eu lui quun ingénieux amateur. Une des passions de ce charmant esprit, qui en a eu beaucoup, a été la philologie. Nodier a fait une grammaire, il a fait une critique raisonnée de tous les dictionnaires, il a composé deux dictionnaires ; il a commenté, annoté, expliqué tous les classiques de notre langue ; mais dans tous ces travaux, si intéressant et si spirituel quil soit, il nest pas un guide bien sûr. Ses aperçus, ses observations et surtout lattrait quil sait répandre sur des discussions de linguistique ou de bibliographie, sujets arides par excellence, en rendent seulement la lecture agréable. Son grand mérite a été de faire pénétrer le goût des livres rares, des belles éditions, parmi les gens du monde, qui jusquà lui ne sen étaient guère préoccupés.
Pour terminer, nous donnerons ici, comme appréciation générale du talent de Ch. Nodier, ce jugement de Sainte-Beuve : « Ce qui caractérise son personnage littéraire, cest de navoir eu aucun parti spécial, de sêtre essayé à tout de façon à montrer quil aurait pu réussir à tout, de sêtre porté sur maints points a certain moment avec une vivacité extrême, avec une surexcitation passionnée, et davoir été vu presque aussitôt ailleurs, philologue ici, romanesque là, bibliographe et werthérien, académique cet autre jour avec effusion et solennité et, le lendemain ou la veille, le plus excentrique ou le plus malicieux des novateurs : un mélange animé de Gabriel Naudé et de Cazotte, légèrement cadet de René et dObermann, représentant tout. à fait en France un essai dorganisation dépaysée de Byron, dHoffmann, Français à travers tout, Comtois daccent et de saveur de langage, comme La Monnoye était Bourguignon, mariant le Menagiana à Lara, curieux à étudier, surtout en ce que seul il semble lier au présent des arrière-fonds et des lointains fuyants de littérature, donnant la main de Bonneville à M. de Balzac et de Diderot à M. Hugo. Bref, son talent, ses oeuvres, sa vie littéraire, cest une riche, brillante et innombrable armée, où lon rencontre toutes, les bannières, toutes les belles couleurs, toutes les hardiesses davant-gardé et toutes les formes daventures
; tout, hormis le quartier général
. » Le quartier général ! cest-à-dire lunité de vues, la concentration de tous ses efforts, de ses immenses ressources vers un point, un but défini, lordre et la méthode dans le travail, substitués au caprice et à la fantaisie : voilà ce qui a manqué à Nodier pour produire un monument durable.
Révoil, Bénédict-Henry
Révoil, Bénédict-Henry, littérateur français, fils du précédent, né à Aix en l816. Dabord employé au ministère de linstruction publique, il fut ensuite attaché au département des manuscrits à la Bibliothèque royale, quil quitta en 1842 pour se rendre aux Etats-Unis. Pendant ce voyage, qui dura plusieurs années, M. Révoil réunit un grand nombre de matériaux et dobservations, et fit représenter trois comédies écrites en anglais : New-York comme il est et comme il était, Nut-Yer-Stick et Horatius Trelay. De retour en France, il a collaboré à lIllustration, à lOrdre, à lAssemblée nationale, etc., et sest principalement fait connaître par des traductions dun grand nombre douvrages et de romans anglais et allemands. Parmi ses ouvrages originaux, nous citerons : Histoire et recherches succinctes sur lorigine des ports darmes (1839) ; le Vaisseau fantôme (1842), livret dopéra, avec Paul Foucher ; Chasses et pêches de lautre monde (1856, in-12) ; le Roi dOude, récit arrangé de langlais (1859, in-12) ; lInde à vol doiseau (1857, in-12) ; Pêches dans lAmérique du Nord (1859, in-12) ; le Dessin du panier (1861, in-12) ; lAmour qui tue (1863, in-18) ; lExposition universelle des chiens illustrée (1863, in-4°) ; le Portefeuille dun conteur (1863, in-12) ; le Bivouac des trappeurs (1864, in-12) ; Bourres de fusil (1865, in-12) ; Vive la chasse (1867, in-18) ; Histoire physiologique et anecdotique des chiens de toutes les races (1867, in-8°) ; la Vie des bois et du désert (1874, in-8°), etc. Parmi ses traductions, nous mentionnerons ; les Harems du nouveau monde (1856, in-12) ; les Pirates du Mississipi (1857, in-18) ; Abigaïl ou la Cour de la reine Anne (1857, in-8°) ; les Deux convicts (1858, in-18) ; le Docteur américain (1860, in-12) ; la Cour dun roi dOrient (1865, in-12) ; une série de romans sous le titre général de Drames du nouveau monde et comprenant : lAnge des prairies, les Ecumeurs de mer, le Fils de loncle Tom, les Parias du Mexique, la Sirène de lenfer, la Tribu du Faucon noir (1864-1865, 7 vol. in-12), etc.
Richepin, Jean
Richepin, Jean, poète, romancier et auteur dramatique français, né à Médéah (Algérie) en 1849. Son père était médecin militaire. Elève des lycées Napoléon et Charlemagne, il entra à lEcole normale supérieure, mais renonça au professorat, et pendant la première partie de la guerre de 1870 fut rédacteur en chef de l« Est », journal de Besançon ; il sengagea ensuite comme franctireur dans une des compagnies attachées a larmée de Bourbaki. De retour à Paris, en mars 1871, il collabora au « Mot dordre », à la « Vérité », où il écrivit les Etapes dun réfractaire, au « Corsaire », et joua lui-même, au théâtre de la Tour-dAuvergne, lEtoile (1873), petite pièce composée en collaboration avec André Gill. Il commençait surtout à se faire connaître en récitant quelques-unes de ses plus originales poésies dans les cafés du quartier latin. Son premier volume de vers, la Chanson des Gueux (1873, in-12), poursuivi et condamné pour quelques pièces dune franchise trop brutale dans les mots et dans les choses, lui valut un mois de prison ; mais, loin de lui nuire, cette condamnation le fit sortir tout dun coup de lobscurité. Le volume, même expurgé, eut du succès. Après avoir publié un roman, Madame André (1874, in-12), puis un recueil de nouvelles, les Morts bizarres (1876, in-12), et un volume de vers, les Caresses (1877, in-12), il essaya de la vie daventures et sengagea comme matelot à bord dun navire marchand. Il a donc pu dire, dans son recueil de poésies, la Mer, sans quon le taxât de forfanterie :
Et dabord, sache bien à ma louange, ami,
Que je ne suis pas, comme on dit, marin deau douce ;
De tanguer et rouler jai connu la secousse.
Sur un pont que les flots balayaient, jai blêmi.
Jai travaillé, mangé, gagné mon pain parmi
Des gaillards a trois brins qui me traitaient en
Je me suis avec eux suive ta gargarousse. [mousse,
Dans leurs hamacs et dans leurs bocards jai dormi.
Jai vu les ouvriers du large et ses bohèmes,
Jai chanté leurs refrains et vécu leurs poèmes,
Et tu verras ici des vers, en maint endroit,
Lesquels furent rythmés au claquement des voiles,
Cependant que jétais de quart sous mon suroît,
Le dos contre la barre et loeil dans les étoiles.
Revenu à Paris, il collabora au « Gil Blas » qui venait dêtre créé, et publia successivement : la Glu (1881, in-12), roman dont il tira un peu plus tard un drame dont le premier rôle fut joué par Mlle Réjane au théâtre de lAmbigu en 1883 ; Quatre petits romans (1882, in-12) ; Miarka, la fille à lourse (1883, in-12) ; le Pavé, paysages et coins de rue (1883, in-12) ; Macbeth, traduction littérale en prose du drame de Shakspeare, représenté à la Porte-Saint-Martin (1884) ; Nana Sahib, autre drame violent, en vers, joué au même théâtre et dans lequel, après M. Marais, il interpréta lui-même, pendant plus dun mois, le principal rôle (1884) ; Sappho (1884, in-12) ; Sophie Monnier, étude sur la fameuse maîtresse de Mirabeau (1834, in-12) ; les Blasphèmes, recueil de vers (1884, in-12) ; la Mer, autre recueil de poésies (1886, in-12) ; Monsieur Scapin, comédie en trois actes, en vers (Théâtre-Français, 1886) ; Braves Gens, roman (1887, in-12) ; le Flibustier, comédie en trois actes et en vers (Théâtre-Français, 1888) ; Césarine, roman (1888, in-12) ; le Chien de garde, drame (Menus-Plaisirs, 1889) ; le Cadet, roman (1890, in-12) ; Truandailles, recueil de nouvelles (l890, in-12). Nous avons donné lanalyse de la plupart de ces ouvrages, qui, malgré un parti pris parfois excessif doriginalité, détrangeté, tiennent un rang honorable parmi les meilleures productions de la littérature contemporaine.
En 1891, le bruit courut que M. Richepin ne tarderait pas à être lobjet dune amnistie spéciale qui lui rendrait ses droits politiques dont il a été privé par la condamnation de 1873. Mais le poète semble avoir rendu difficile cette amnistie en déclarant quil ne laccepterait quà la condition de pouvoir réimprimer ta Chanson des Gueux dans son entier, avec les pièces visées par larrêt de condamnation.
Rotrou, Jean de
Rotrou, Jean de, poëte et auteur dramatique français, né à Dreux le 21 août 1609, mort le 28 juin 1650. Il appartenait par su famille, une des plus anciennes du pays, à la noblesse de robe ; ses goûts le portèrent à travailler, tout jeune encore, pour le théâtre, et il donna sa première pièce, lHypocondriaque ou le Mort amoureux, jouée en 1628, un an seulement avant les débuts de Pierre Corneille ; Rotrou avait alors dix-neuf ans, et, deux ans plus tard, il avait déjà donné une trentaine de pièces aux comédiens. En ce temps-là, qui est celui de lenfance de lart dramatique français, les comédiens ne demandaient quà pouvoir renouveler promptement lannonce de leur spectacle ; cest pour cela que linépuisable Hardy leur allait si bien ; attaché à une troupe nomade, il la suivait en qualité de poëte ordinaire et fournissait six pièces par mois à ses compagnons daventures. Rotrou prit-il dabord un pareil engagement ? Cest assez probable. Chapelain, à qui le comte de Fiesque venait de présenter le jeune poète en 1632, écrivait à M. Godeau, leur ami commun : « Quel dommage quun garçon de si beau naturel ait pris une servitude si honteuse I » La servitude à laquelle Chapelain faisait allusion est clairement expliquée par Gaillard dans sa burlesque Monomachie :
Corneille est excellent, mais il vend ses ouvrages ; Rotrou fait bien les vers, mais il est poëte à gages.
Il est donc vraisemblable quau début de sa carrière Rotrou sassocia, comme Alexandre Hardy, à une troupe de comédiens pour lui fournir de ces ébauches improvisées dont Mlle Beaupré disait plus tard : « Nous avions ci-devant des pièces de théâtre pour 3 écus, que lon nous faisait en une nuit. On y était accoutumé et nous y gagnions beaucoup. » Cela donnerait lexplication de ces vingt-neuf comédies inconnues qui précédèrent lapparition de Cléagénor et Doristhée (1630). Cette tragi-comédie a déjà plus de valeur que son premier ouvrage connu, lHypocondriaque, quoique ce ne soit guère quune suite de dialogues et de scènes épisodiques formant à peine une action. Mais ces dialogues ont une grâce et un tour délicat qui se présentaient pour la première fois au public. Levers est souple, harmonieux, la rime riche, la langue nette, élégante et naturelle.
A peine sest-il produit comme un auteur qui va prendre le premier rang, à peine a-t-il donné la Bague de loubli, pièce amusante et dune supérieure distinction, très-applaudie à lhôtel de Bourgogne, que voici venir un poëte nouveau dont le coup dessai nest pas encore le Cid, mais Mélile, un autre esprit charmant qui badine et cajole avec tout lagrément de la cour, avec de merveilleuses ressources denjouement et de finesse, un maître enfin. Ils sétaient connus chez le cardinal de Richelieu, avec Bois-Robert, Colletet et lEstoile, et collaboraient ensemble avec lillustre cardinal. Corneille était alors, sans contredit, le moins connu de ce groupe littéraire. « Il navait trouvé, dit Voltaire, damitié, et destime que dans Rotrou, qui sentait son mérite ; les autres nen avaient point assez pour lui rendre justice. » Rien ne dit cependant que Rotrou nait pas été contrarié de sa venue ; mais, sil sentit dabord quelque secrète jalousie, sa générosité la condamna bien vite, et il trouva le sûr moyen de ne pas envier son rival : ce fut de laimer. Désormais le terrible « moi ! » de Médée pouvait retentir sur la scène ; Rodrigue pouvait défier le comte et jeter ce cri du jeune siècle, avec lequel le duc dEnghien chargera les vieilles bandes espagnoles à Rocroi :
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes biens nées
La valeur nattend pas le nombre des années.
Rotrou sétait mis hors datteinte en faisant sienne la gloire de son ami. Au lieu de perdre le premier rang, il le donnait lui-même, et Corneille, par une admirable modestie, refusait de le prendre. Lauteur dHorace et du Menteur se plut toujours à sincliner devant Rotrou comme devant un maître. Un maître, Rotrou en était toujours un. En même temps que Corneille donnait le Cid, il faisait représenter les Deux Sosies, où Molière a fait de larges emprunts pour son Amphitryon ; le monologue de Junon, qui sert de prologue aux Deux Sosies, est un des morceaux les plus éloquents, les plus, passionnés de notre vieux théâtre. Entre le Cid et Horace, il donnait Antigone, dont Racine, si sobre de louanges dhabitude, a écrit quelle « était remplie de quantité de beaux endroits, » comptant sans doute parmi ces beaux endroits les deux récits entiers quil avait dabord fait entrer dans sa Thébaïde. Lannée de Polyeucte, Rotrou produisait Iphigénie en Aulide, qui était digne de servir encore à Racine, mais qui neut pas cet honneur et ne servit quà Leclerc, escorté de son ami Coras, sans pouvoir les préserver dun immortel ridicule. Lannée de Théodore, il donnait la Soeur, que Molière, déjà comédien, joua en province et quil reprit au Palais-Royal, quil représenta même au Louvre, après la mort de Rotrou ; il avait si bien étudié le style, lexposition, linvention et le détail de cette pièce, quil la fait passer presque tout entière dans lEtourdi, les Fourberies de Scapin et le Bourgeois gentilhomme. Jusquici, les relations de Molière et de Rotrou avaient échappé à lattention de la critique ; mais M. Ed. Fournier a découvert, imprimé eu tête de lHercule mourant, le quatrain suivant adressé par Madeleine Béjard à M. de Rotrou sur le succès de sa pièce :
Ton Hercule mourant va te rendre immortel ;
Au ciel comme en la terre, il publira ta gloire,
Et, laissant ici-bas un temple à ta mémoire,
Son bûcher servira pour te Taire un autel.
Ainsi, en 1636 (cest la date du volume), Madeleine Béjard était déjà liée avec Rotrou, dont elle avait probablement joué quelque rôle, et lon sait que le jeune Poquelin quitta vers cette époque la maison paternelle poursuivre Madeleine ; il nest donc pas invraisemblable, comme on la prétendu, quil ait joué la Soeur ; toutes les probabilités, au contraire, sont pour cette conjecture.
Tandis que Corneille sefforçait de retrouver lart ancien pour créer un art nouveau et semparer de lavenir, Rotrou se défendait de le suivre dans cette voie. Il avait ses liens avec le passé. Mème quand il traduit Euripide, Sophocle, Sénèque et Plante, sa plume, qui va delle-même, retourne au romanesque où elle se plaît, aux personnages de fantaisie, à lintrigue familière, Ingénieuse et prévue. La maturité était venue ; il sétait marié et avait obtenu, dans sa ville natale, dhonorables fonctions quil remplit sérieusement. Il fut lieutenant particulier au bailliage de Dreux, assesseur criminel et commissaire examinateur au comté. Il y siégea tel quun statuaire, un penseur, la si bien représenté dans le buste actuellement placé au foyer de la Comédie-Française : poëte en robe noire ; juge avec cette belle tête fine, élégante, inspirée, dont Caffieri a fixé le modèle et qui est devenue limage authentique de Rotrou, parce quelle est le portrait du génie. Cest à cette époque quil écrivit Saint Genest, dont la mise en scène, originale et savante, a à peine été surpassée, et quil mit sur la scène Venceslas, le père obligé de juger son fils coupable et qui abdique, ne pouvant se réduire a le condamner ni à labsoudre.
On « lui a reproché, il est vrai, de navoir su faire des vers faciles difficilement, » selon le précepte de maître Despréaux ; précepte que le jeune Racine sut si bien mettre en pratique ; on lui a reproché aussi davoir été joueur comme les cartes et de sêtre trop adonné au plaisir. Mais tout cela nempêche pas son labeur davoir été considérable. Doué dune facilité vraiment merveilleuse, en une vingtaine dannées il ne composa pas moins de trente-cinq tragédies, tragi-comédies ou comédies, toutes en cinq actes et en vers. La plupart sans doute ne sont point des chefs-doeuvre, mais quelques-unes, comme Venceslas ou Saint Genest, ont mérité de prendre rang à côté des pièces du grand Corneille, et, bien quil nait point gardé un renom égal à celui de son émule, c est à lui que lon rapporte à bon droit lhonneur davoir fondé la scène française. Ce qui le fit dédaigner dès que Racine parut, c est quil sétait toujours affranchi des règles de lécole, quil avait souvent déserté le genre grec pour se faire espagnol ; mais il était assez riche dimagination et de style pour être lui à ses heures, au gré de son génie ou de son caprice, voire même en prenant modèle sur Lope de Vega et Calderon. Il estimait que ce nétait point dégrader la tragédie que de prêter des sentiments humains à ses personnages et de faire mouvoir ceux-ci ailleurs que sur les bords du Tibre ou de lEuphrate. Cest pourquoi, de lavis même de Voltaire, Rotrou fut véritablement le fondateur du théâtre français. On peut aussi le considérer comme le précurseur de lécole romantique. Il est tel passage de Saint Genest qui, par loriginalité du coloris et laudace de limage, dépasse la langue même de Corneille et vient se rattacher aux plus heureuses hardiesses de notre époque. Quelques-uns de ses vers ont une allure toute moderne.
Sa fin fut digne de sa vie ; Rotrou mourut victime de ses devoirs de magistrat. Dans les derniers jours de juin 1650, il se trouvait à Paris lorsquil apprit quune maladie épidémique sévissait à Dreux ; il y retourna aussitôt. Son père lui écrivit pour le conjurer de quitter ce foyer dinfection ; il lui répondit que son devoir était de rester là où était le danger. Voici sa lettre, digne dêtre conservée : « Le salut de mes concitoyens mest confié ; jen réponds à ma patrie. Je ne trahirai ni lhonneur ni ma conscience. Ce nest pas que le péril où je me trouve ne soit fort grand, puisque au moment où je vous écris on sonne pour la vingt-deuxième personne qui est morte aujourdhui. Ce sera pour moi quand il plaira à Dieu
» Il fut emporté par le fléau peu de jours après.
LAcadémie française, en 1810, avait donné la Mort de Rotrou pour sujet du concours de poésie ; ce fut le doux et élégiaque Millevoye qui remporta le prix. En 1867, une statue en bronze a été élevée à Rotrou puisa ville natale. Le statuaire, M. Allasseur, a été bien inspiré en plaçant la lettre que nous venons de citer dans les mains de ce poëte qui fut en même temps un digne citoyen.
Voici la liste chronologique des pièces de Rotrou : lHypocondriaque ou le Mort amoureux, tragi-comédie (1628 ; imprimée en 1631, in-4°) ; la, Bague de loubli, comédie (1628 ; imprimée en 1633, in-4°) ; Cléàgenor et Doristhée, tragi-comédie (1630 ; imprimée dabord à linsu de lauteur, et en 1635 seulement de son consentement) ; Diane, comédie (1630 ; imprimée en 1635, in-4°) ; les Occasions perdues, tragi-comédie (1634 ; imprimée en 1636, in-4°) ; lHeureuse constance, tragi-comédie (1631 ; imprimée en 1636, in-4°) ; les Ménechmes, comédie (1632 ; imprimée en 1636, in-4°) ; Hercule mourant, tragédie (1632 ; imprimée en 1636, in-4°) la Célimène, comédie (1633 ; impr en 1637, in-4° ; 1661, in-12 ; retouchée par Tristan et imprimée sous le titre dAmaryllis, 1653, in-4°) ; lHeureux naufrage, tragi-comédie (1634 ; imprimée en 1638, in-4°) ; Céliane, tragi-comédie (1634 ; imprimée en 1637, in-4°) ; la Belle Alphrède, comédie (1634 ; imprimée en 1639, in-4°) ; la Pèlerine amoureuse, tragi-comédie (1634 ; imprimée en 1638, in-4°) ; Filandre, comédie (1635 ; imprimée en 1637, in-4°) ; Agésilaus de Colchos, tragi-comédie (1635 ; imprimée en 1637, in-4°) ; lInnocente infidélité, tragi-comédie (1635 ; imprimée en 1637, in-4°) ; Clorinde, comédie (1636 ; imprimée en 1637, in-4°) ; Amélie, tragi-comédie (1637 ; Imprimée en 1638, in-4°) ; les Sosies, comédie (1636 ; imprimée en 1638, in-4°) ; les Deux pucelles, tragi-comédie (1636 ; imprimée en 1639, in-4° ; 1653, in-12) ; Laure persécutée, tragi-comédie (1637 ; imprimée en 1639, in-4° ; 1646, in-12) ; Antigone, tragédie (1638 ; imprimée en 1639, in-4° et in-12) ; lea Captifs ou les Esclaves, comédie (1638 ; imprimée en 1640, in-8°) ; Grisante, tragédie (1639 ; imprimée en 1640, in-4°) ; Iphigénie en Aulide, tragi-comédie (1640 ; imprimée en 1641, in-4°) ; Clarice ou lAmour constant, comédie (1641 ; imprimée en 1643, in-4°) ; Bélisaire, tragi-comédie (1643 ; imprimée en 1644) ; Célie ou le Vice-roi de Naples, tragi-comédie (1645 ; imprimée en 1646, in-4°) ; la Soeur, comédie (1645 ; imprimée en 1647, in-4°, et. sous le titre de la Soeur généreuse, 1647, in-12) ; le Véritable Saint Genest, comédien païen, tragédie (1646 ; imprimée en 1648, in-4° et in-12) ; Don Bernard de Gabrère, tragi-comédie (1647 ; imprimée la même année, in-4° et in-12) ; Venceslas, tragédie (1647 ; imprimée la même année, in-4° ; retouchée en 1769 par Marmontel) ; Cosroës, tragédie (1649 ! imprimée la même année, in-8° ; retouchée par dUssé [1705, in-12]) ; Florimonde, comédie (1655 ; imprimée la même année, in-4°) ; Don Lope de Cardone, tragi-comédie (1650 j imprimée en 1652, in-4°). Toutes ces pièces sont en cinq actes et en vers. On a imprimé après la mort de Rotrou : Dessein du poème de la grande pièce des machines de la naissance dHercule, dernier ouvrage de M. de Rotrou, représenté sur le théâtre du Marais (1650, in-4°). On lui attribue les pièces suivantes : Lisimène, la Thébaïde, Don Alvare de Lune, Florante ou le Dédain amoureux et lIllustre amazone. Il a composé de concert avec les quatre auteurs employés ainsi que lui par Richelieu (Boisrobert, Pierre Corneille, Colletet et lEstoile) : lAveugle de Smyrne, tragi-comédie (1638, in-4° ; 1639, petit in-8°), et la Comédie des Tuileries (1638, in-8°). Le libraire Deroër (Th.) a donné une édition des oeuvres de Rotrou (1820, 5 vol. in-8°). M. Viollet-le-Duc le père a mis en tête de chaque pièce une Notice littéraire et historique, mais il a supprimé les arguments de lauteur et les épîtres dédicatoires qui, pour être ridicules, nappartenaient pas moins à Rotrou et font partie de ses oeuvres.
Sainte-Beuve, Charles-Augustin
Sainte-Beuve, Charles-Augustin, poëte et critique français, né à Boulogne-sur-Mer en 1804, mort à Paris en 1869. Son père était contrôleur principal des droits réunis, a Boulogne ; sa mère, fille dune Anglaise, lui donna probablement ce goût pour les poëtes descriptifs et analytiques anglais, Cowper, Wordsworth, Shelley, quil sefforça dimiter dans ses premiers essais. La plupart des biographes rattachent sa filiation à la famille janséniste des de Sainte-Beuve, qui a marqué dans lhistoire de Port-Royal et à laquelle appartient le théologien qui précède ; le père du critique signa de Sainte-Beuve jusquà la Révolution et Sainte-Beuve lui-même a fait précéder son nom de la particule dans la première partie de sa carrière littéraire. Mais il paraît prouvé que la famille janséniste des de Sainte-Beuve sest éteinte en 1711, en la personne de Jérôme de Sainte-Beuve, prieur de Saint-Jean-de-Montrol, au diocèse dAgen ; mais le critique des Lundis, renonçant peut-être à regret à une prétention généalogiquement improuvable, nen a pas moins cherché à lui donner un corps en écrivant, avec une piété toute filiale, cette Histoire de Port-Royal qui est un de ses titres de gloire.
Sa mère, devenue veuve, lui fit commencer ses études au collège de Boulogne et lenvoya les terminer à Paris, au collége Charlemagne, puis au collége Bourbon. Dans le recueil des Concours généraux publié par M. J. Pierrot, on trouve quelques morceaux de lélève de rhétorique du collége Bourbon. Ses études terminées, il commença sa médecine. Sa mère le poussait dans cette voie avec ardeur, voulant lui voir une position certaine et se défiant de ses aspirations littéraires qui se manifestaient. Mais, après avoir suivi les cours danatomie avec assez dassiduité et avoir été externe pendant un an à lhôpital Saint-Louis, il ne se sentit aucune vocation médicale et, sans abandonner complétement ses études, il écrivit quelques articles dhistoire, de philosophie et de critique pour le Globe, que dirigeait alors M. Dubois, son ancien professeur de rhétorique. Quelques comptes rendus sur les productions de la nouvelle école, le Cinq-Mars dAlfred de Vigny, le second volume des Odes et ballades de Victor Hugo (1826), furent remarqués et lui valurent dentrer dans ce que lon appelait le cénacle. Sainte-Beuve demeurait alors rue de Vaugirard, à quelques numéros de distance de la maison quhabitait Victor Hugo, et lorsque celui-ci changea de domicile et sinstalla rue Notre-Dame-des-Champs, le hasard fit que Sainte-Beuve vint aussi demeurer à deux pas du poëte. La communauté de goûts littéraires et le voisinage fortifièrent leurs amicales relations et Sainte-Beuve entra dans le mouvement rénovateur dont Victor Hugo était le chef. La nouvelle école, rompant avec les traditions classiques, reportait volontiers les yeux sur le XVIe siècle et sur la pléiade, bien obscurcis par léclat littéraire des deux siècles suivants ; Sainte-Beuve se mit à étudier Ronsard et Du Bellay. Une occasion se présenta pour lui de montrer le résultat de ses études. LAcadémie ayant proposé pour sujet du prix déloquence, en 1827, un Tableau de la poésie française au XVIe siècle, Daunou engagea fortement le jeune critique du Globe à concourir et mit à sa disposition sa riche bibliothèque. Le travail de Sainte-Beuve nobtint pas le prix, qui fut partagé, ex æquo, entre Philarète Chasles et Saint-Marc Girardin, mais il fut publié par son auteur, qui y joignit une édition des oeuvres choisies de Ronsard (1828, 2 vol. in-8°), et ce Tableau de la poésie française au XVIe siècle, remanié complétement, enrichi de recherches nouvelles, est devenu dans lédition définitive (1843, in-16) le travail le plus complet que lon possède sur cette partie de notre histoire littéraire.
Tout en se jetant dans la mêlée romantique, Sainte-Beuve ne sillusionnait pas sur les défauts des maîtres de la jeune école ; cela ne lempêcha pas de tomber lui-même, comme poëte, dans les écueils quil avait signalés. A propos des Odes et ballades, le recueil de Victor Hugo qui se rapproche pourtant le plus de la manière des anciens lyriques, il écrivait : « Chez M. Hugo, linspiration première est constamment vraie et profonde ; tout le mal vient de comparaisons outrées, décarts fréquents, de raffinements danalyse
Ajoutons quelques métaphores mal suivies, de limpropriété dans les termes, trop dellipses dans la série des idées, des incidences prosaïques au milieu de la plus éclatante poésie
» V. Hugo dut être peu satisfait de ces critiques ; cependant il encouragea le poëte, qui lui lut ses essais, quelques pièces de ses Poésies de Joseph Delorme, et lengagea à les publier. Une fois rallié au romantisme, Sainte-Beuve alla au moins aussi loin que le maître et fit précisément ce quil lui reprochait, car les vers bizarres, les tournures prosaïques, les métaphores outrées, les enjambements abondent dans ce recueil (1829, in-16) ; mais ces bizarreries, loin de nuire au volume, en firent le succès. Le grand combat commençait à se livrer et ces audaces, qui faisaient froncer le sourcil aux classiques auxquels on les jetait en défi, furent beaucoup plus remarquées que ce quil y avait de neuf et doriginal dans les conceptions du poëte, la recherche de la simplicité, le désir de trouver une voie nouvelle dans le récit familier des émotions journalières, dans des tableaux dintérieur et des paysages à la manière des poëtes anglais et des peintres flamands.
La révolution de 1830 vint offrir à son activité une nouvelle carrière. Il avait peu fait de politique jusqualors ; mais dans la surexcitation générale des esprits, il sy donna tout entier. Pierre Leroux venait de prendre la direction du Globe ; Sainte-Beuve le seconda vaillamment et simbut profondément des idées humanitaires de son directeur. Il avait été jusqualors doctrinaire ; il inclina vers les saints-simoniens ; il voulait même mêler le mouvement littéraire au mouvement politique et invitait le romantisme « à rayonner le mouvement de lhumanité progressive. » Il commença ensuite une active campagne politique au National avec Armand Carrel, puis, ayant fait la connaissance de Lamennais, Sainte-Beuve, qui devait mourir en libre penseur, faillit devenir un dévot. Il sen tint, heureusement pour lui, à des aspirations confuses vers un catholicisme épuré qui nous valurent les Consolations, recueil de poésies où se trouvent des pièces dun sentiment élevé (1830, in-8°), et le beau roman de Volupté (1832, in-8°). « Il est incontestable, dit M. François Morand (Premières années de Sainte-Beuve, 1872, in-16), que, comme tous les hommes de 1830, il a eu un vague penchant pour la religiosité, quil a pratiqué une sorte de spiritualisme indécis, sans forme déterminée, qui flottait, comme il la avoué lui-même, entre le catholicisme, le piétisme, le jansénisme et le martinisme. Cétait à cette époque que G. Sand lappelait un pieux et tendre rêveur et que Mme Dorval disait navoir trouvé que lui qui fût vraiment bon parmi les apôtres de lécole nouvelle. Cétait un sentiment de curiosité philosophique plutôt quune foi réelle, un besoin inné danalyse qui le portait à approfondir des croyances auxquelles le hasard de la naissance lavait attaché jusquà ce que lexamen poussé à fond leût autorisé à dénouer ces entraves et à marcher tel que nous lavons connu, dun pas libre, alerte, assuré dans ce large chemin de la critique indépendante. » Cest dans le même courant didées quil écrivit Pensées daoût, son dernier recueil de vers (1837, in-8°), et lHistoire de Port-Royal (1840-1842, 4 vol. in-8°), cette complète et savante apologie du jansénisme et de ses martyrs. Il avait été appelé à Lausanne en 1837, pour y faire un cours sur un sujet de son choix, et il choisit cette partie peu explorée de lhistoire religieuse du grand siècle quil a éclairée des vives lumières de sa critique. Une autre fois encore il fut appelé à létranger, à Liége, en 1848, et il y fit une série de leçons sur laurore du romantisme, quil publia, aussitôt rentré en France, sous le titre de Chateaubriand et son groupe (1849, 2 vol. in-8°). Cest encore une de ces études complètes après lesquelles il ny a plus quà glaner. Si lon ajoute à ces livres la suite à peine interrompue des articles littéraires publiés par lui depuis 1829 dans la Revue de Paris, la Revue des Deux-Mondes et le Constitutionnel, et un travail à la fois littéraire et philosophique sur Proudhon, pour les idées duquel le critique sétait senti pris dun bel enthousiasme, on aura une idée de cette activité extraordinaire qui ne voulait rien laisser en dehors delle.
La vie de Sainte-Beuve se compose en réalité de ces évolutions de son esprit ; on a voulu y voir de la versatilité, de linconsistance. Ce nétait que le fait dune intelligence curieuse dapprofondir toutes les idées, de sen pénétrer, den extraire le suc ou la moelle. Il désirait tout connaître, les systèmes poétiques comme les systèmes religieux, politiques ou philosophiques ; voulant approcher les maîtres pour les apprécier en même temps que leurs doctrines, il se faisait leur disciple, leur séide, quitte à les laisser là dès quil avait terminé son analyse. « Je suis lesprit le plus brisé et le plus rompu aux métamorphoses, a-t-il dit. Jai commencé franchement et crûment par le XIIIe siècle ; de là, je suis passé par lécole doctrinaire et psychologique du Globe, mais en faisant mes réserves et sans y adhérer. De là, jai passé au romantisme poétique et par le monde de Victor Hugo et jai eu lair de my fondre. » « Jai fait mes réserves, jai eu lair de my fondre, » tout Sainte-Beuve est dans ces sous-entendus. Ce qui lexcuse, cest la ferveur de néophyte quil mettait à chaque initiation nouvelle, le respect profond quil a toujours eu pour ses maîtres, que ce fussent Victor Hugo, Carrel, Lamennais ou Proudhon, même après les avoir quittés, et luniversalité de connaissances que lui valurent ces études dirigées dans tous les sens de la spéculation. Il sest, du reste, peint à merveille dans ces conseils quil donnait à un jeune homme, en 1864, et il nest pas difficile de voir quil se proposait en exemple : « Recherchez les plus nobles amitiés et portez-y la bienveillance et la sincérité dune âme ouverte et désireuse avant tout dadmirer ; versez dans la critique, émule et soeur de votre poésie, vos effusions, votre sympathie et le plus pur de votre substance ; louez, servez de votre parole les talents nouveaux, dabord si combattus, et ne commencez à vous retirer deux que du jour où eux-mêmes se retirent de la droite voie et manquent à leurs promesses ; restez alors modéré et réservé envers eux. Variez sans cesse vos études, cultivez en tous sens votre intelligence, ne la cantonnez ni dans un parti, ni dans une école, ni dans une seule idée ; ouvrez-lui des jours sur tous les horizons ; maintenez votre indépendance et votre dignité ; prêtez-vous pour un temps, sil le faut, mais ne vous aliénez pas. Restez judicieux et clairvoyant jusque dans vos faiblesses et, si vous ne dites pas tout le vrai, ne dites jamais le faux. Que la fatigue naille à aucun moment vous saisir ; ne vous croyez jamais arrivé. A lâge où dautres se reposent ou se ralentissent, redoublez de courage et dardeur ; recommencez comme un débutant, courez une seconde et une troisième carrière, renouvelez-vous ; faites que la vérité elle-même profite de la perte de vos illusions. » Cest ce qua fait Sainte-Beuve, et il avait les yeux sur sa vie déjà remplie lorsquil traçait ces lignes.
Sainte-Beuve avait eu une phase de romantisme avec Victor Hugo et Alfred de Vigny, une phase de mysticisme avec Lamennais et Lucordaire, une phase de jacobinisme avec Armand Carrel (il fut même pendant cinq jours directeur politique du National), une phase de socialisme avec Proudhon ; il eut aussi une phase de césarisme. En 1852, il se rallia ouvertement à lEmpire, et cette adhésion dun homme de sa valeur au régime issu du coup dEtat de décembre eut un certain retentissement. Sa popularité en reçut une vive atteinte. En même temps, il passait du Constitutionnel au Moniteur et il était nommé professeur de poésie latine au Collége de France, où il se proposait de faire un cours sur Virgile ; il ne put même lentamer. Assailli dès la leçon douverture par des huées et des sifflets, il essaya vainement de se faire protéger, à la seconde leçon, par un déploiement extraordinaire de sergents de ville et dut céder devant lévidente hostilité de ses auditeurs. En 1857, il fut nommé maître de conférences à lEcole normale, fonctions quil exerça jusquen 1861. A cette époque, il quitta à la fois lEcole normale et le Moniteur pour rentrer au Constitutionnel ; mais il nen conservait pas moins ses attaches gouvernementales et il en reçut le prix par sa nomination de sénateur (28 avril 1865). « Il croyait, dit Schérer à ce sujet, à la possibilité dun pouvoir fort, dune dictature bienfaisante qui, puisant ses droits dans la seule grandeur de sa tâche, guiderait puissamment le monde vers ses nouvelles destinées sociales. Jai toujours souri du malentendu quand jai vu le parti démocratique extrême affecter du dédain pour un écrivain qui, plus délicat assurément et moins affirmatif, ne sen rencontrait pas moins avec lui sur les généreuses préoccupations et sur le rôle attribué à lautorité. Sainte-Beuve, au surplus, navait pas tardé à comprendre quil y avait eu beaucoup dillusion dans ses espérances ; que le génie sauveur, dans tous les cas, nétait pas apparu et que le plus sûr était encore de sen tenir à la liberté de tous et à toutes les libertés. Vers la fin de sa vie, la conversion, dirai-je le désenchantement ? était à peu près complète. » Lattitude de Sainte-Beuve au Sénat fut très-digne ; il ne prit la parole que dans les questions qui intéressaient la liberté des lettres et de la pensée, et toujours pour la défendre ; cette attitude lui fit regagner un peu de sa popularité perdue et suscita même au Sénat un incident curieux. A propos de la loi sur lenseignement primaire, ayant vertement relevé une allusion de M. de Ségur à la nomination de Renan au Collége de France, Sainte-Beuve eut le déplaisir dentendre un de ses collègues, M. Lacaze, sécrier : « Vous nêtes pas ici pour cela ! » La plupart des sénateurs linterpellèrent vivement dans le même sens, et le maréchal Canrobert voulut aussi mêler sa voix au concert : « Vous nêtes pas ici, monsieur, lui dit-il, pour défendre un homme qui a nié la divinité de Jésus-Christ et qui sest posé comme lennemi acharné de la religion de nos pères. » Sainte-Beuve tint bon et, dans une séance suivante, à propos dune pétition sur les bibliothèques scolaires, doù la coterie cléricale voulait exclure Voltaire, Rousseau, Renan, Michelet, etc., il réclama avec plus dénergie encore les droits de la libre pensée. Interrompu par le même tumulte, il déclara quil navait accepté les fonctions de sénateur que « pour intervenir dans les débats qui porteraient sur des objets de sa compétence, cest-à-dire sur les questions littéraires, pour défendre au besoin ses confrères du dehors, rendre justice à leurs efforts et repousser les accusations mal fondées dont ils pourraient être lobjet. » Là-dessus, M. Lacaze se prétendit directement insulté et provoqua Sainte-Beuve en duel. Toute la presse fit des gorges chaudes de cette provocation ridicule ; Sainte-Beuve refusa du reste fort spirituellement de vider cette querelle autrement quavec larme qui lui était la plus familière, cest-à-dire la plume à la main, et M. Lacaze rentra dans le silence. Sainte-Beuve accentua encore son indépendance en refusant de passer du Moniteur au Journal officiel, lors de la création de cette dernière feuille, et en donnant dans le Temps une série darticles pour lesquels le Moniteur ne lui laissait pas une latitude suffisante. Un sénateur écrivant dans un journal de lopposition, cétait le comble de labomination.
Sainte-Beuve mourut en libre penseur ; ce fut sa dernière transformation. Longtemps déjà avant sa fin, les journaux religieux ne manquaient pas chaque année, à la semaine sainte, de le traîner un peu aux gémonies, à loccasion dun certain dîner du vendredi saint où il réunissait à sa table, pour faire gras, quelques convives, parmi lesquels E. Renan et le prince Napoléon. Cétait un dîner traditionnel chez lui, dans sa maisonnette de la rue du Montparnasse ; depuis une dizaine dannées, on y mangeait en grande pompe un cervelas, disaient ces mêmes journaux, et Veuillot nappelait plus lamphitryon que le libre mangeur. Malgré son attitude opposante au Senat, il avait, comme on le voit, conservé des relations intimes, sinon avec les Tuileries, du moins avec le Palais-Royal, et un autre membre de la famille impériale, la princesse Mathilde, avait également des relations fréquentes avec lui. Après sa mort, son exécuteur testamentaire, M. Troubat, a publié ses Lettres à la princesse (1873, in-18), dont nous avons rendu compte.
Depuis longtemps atteint dune infirmité grave qui lui causait de cruels tourments, Sainte-Beuve avait pris ses dispositions pour éloigner les prêtres de son lit de mort et être inhumé sans aucune solennité. Par ses dispositions testamentaires, il demanda quaucun des corps auxquels il appartenait, lAcadémie et le Senat, ne se fit représenter à ses obsèques, quaucun discours ne fût prononcé sur sa tombe ; « enfin, disait-il, je demande à être porté directement de mon domicile au cimetière Montparnasse, dans le caveau où est ma mère, sans passer par léglise, ce que je ne pourrais faire sans violer mes sentiments. » Ses volontés furent respectées. Cet enterrement civil dun sénateur fut considéré, par toute la presse officielle et officieuse, qui alors fit chorus avec M. L. Veuillot, comme un véritable scandale, et M. Rouher, dans loraison funèbre quil fit au Sénat de son collègue défunt, crut devoir gémir sur laveuglement de cette intelligence obscurcie à sa dernière heure.
Loeuvre la plus considérable de Sainte-Beuve, celle où il a le mieux reflété son esprit critique, cest la longue série commencée sous le titre de Portraits, dès 1829, dans la Revue de Paris, continuée sous le même titre dans la Revue des Deux-Mondes et reprise sous le titre de Causeries du lundi au Constitutionnel et au Moniteur. Cest une oeuvre qui étonne par son étendue et par la variété des recherches et des études quelle a nécessairement exigée : Portraits littéraires (1832-1839, 8 vol. in-8° ; 2e série, 1844, 3 vol. in-18) ; Portraits de femmes (1844, in-18) ; Portraits contemporains (1846, 2 vol. in-18) ; Causeries du lundi (1851-1857, 13 vol. in-18) ; 2e série, Nouveaux lundis (1863-1872, 15 vol. in-18) ; 3e série, Premiers lundis, articles recueillis dans le Globe et le National, débuts littéraires de Sainte-Beuve (1875, vol. Ier à III, in-18). Cest un ensemble de quarante-trois volumes, sans compter la série des Premiers lundis, recueil darticles un peu secs, dans la première manière de lauteur, et qui najoutera que peu de chose à sa renommée. Nous avons apprécié les deux principales séries assez longuement (v. CAUSERIES et PORTRAITS) pour navoir pas à y revenir. Tous les autres ouvrages de Sainte-Beuve ont également leurs comptes rendus spéciaux. Dans ces dernières années ont paru quelques ouvrages posthumes ; ce sont, outre les Lettres à la princesse, létude que Sainte-Beuve avait commencée sur Proudhon, Vie et correspondance de P.-J. Proudhon (1873, in-18) ; le Portefeuille de Sainte-Beuve, extrait de ses notes et de sa volumineuse correspondance et placé par ses éditeurs en tête dune réimpression de ses Portraits contemporains (Michel Lévy, 1870, vol. Ier et II). M. Fr. Morand a, de plus, rassemblé sous ce titre : les Jeunes années de Sainte-Beuve (1872, in-18), un grand nombre de lettres du critique se rapportant à la première période de sa vie littéraire ; on trouve dans ce recueil des documents très-curieux.
Sainte-Beuve - Suite et fin
La bibliothèque de Sainte-Beuve, lorsquelle fut mise aux enchères en 1870, a aussi donné lieu à quelques travaux importants, entre autres un excellent article de M. Schérer dans le Temps (15 février 1870) ; elle était riche en volumes de toute sorte, la plupart annotés par Sainte-Beuve, et lon a pu recueillir dans ces notes une foule dindications qui achèvent de faire connaître lhomme. Enfin, M. Troubat a publié des Souvenirs de Sainte-Beuve (1872, in-18) pleins dintérêt.
Parmi les divers jugements qui ont été portés sur Sainte-Beuve, nous choisirons les trois suivants :
« On peut dire de Sainte-Beuve quil est, à notre époque, la plus admirable expression du génie critique ; inférieur par la science à Goethe ou à Hegel, il lemporte sur eux par la finesse de lanalyse, par la pénétration psychologique, par la connaissance des hommes, par la sùreté du goût. Jeune homme, il était poëte, et ceux qui lont connu savent avec quelle susceptibilité chatouilleuse il parlait de ses vers. Là nétait point sa vocation vraie ; mais, dans ses premiers essais, on le voit déjà chercher à surprendre les plus fines nuances du sentiment. En même temps, attiré par la médecine ou plutôt par la physiologie, il apprenait lobservation exacte et précise, il surveillait laction du tempérament sur lesprit.
» Mêlé au courant de la renaissance religieuse sous la Restauration, il portait dans les mystères de la vie spirituelle sa pénétrante investigation ; à voir la patiente sympathie avec laquelle il retrace dans le détail le plus compliqué de leur physionomie les portraits des religieuses de Port-Royal, on serait tenté de croire quil a traversé les expériences les plus intimes des âmes croyantes.
» En réalité, il ne cherchait la, comme ailleurs, quà senrichir dobservations nouvelles qui viennent sajouter à son vrai substratum je veux dire au fonds persistant de philosophie matérialiste quil avait hérité du VIIIe siècle et quil na jamais renié. Ouvert à tous les courants de notre époque et sans être un savant de profession, nayant de lantiquité quune connaissance incomplète, ne sachant pas lallemand, sachant mal langlais, il devine, par un instinct dune sûreté incroyable, ce que dautres ne pourraient acquérir que par la plus longue étude, et sassimile ainsi les résultats généraux des investigations les plus récentes, habile dailleurs à ne jamais se compromettre, naffirmant que là où il le peut, soulevant les questions sans les résoudre, en sorte quil éveille la curiosité du lecteur, lattire, la captive en lui entrouvrant des aperçus nouveaux sans lenfermer dans des solutions arrêtées.
» Jamais plus fine abeille na butiné sur plus de fleurs et na livré plus vaillante guerre aux frelons et aux bourdons, je veux dire aux critiques pédants, déclamateurs et systématiques, dont la tâche est moins de comprendre que dexécuter les productions dautrui.
» Nul nest moins pédant que Sainte-Beuve ; il se défie de tout système préconçu. Observateur patient, il fait vingt fois le tour de ses personnages, les surprend au naturel, dans le négligé de la vie familière, lorsquils laissent là leur pose, note les moindres gestes, les plus légères attitudes par lesquelles se trahit leur individualité. Pour les faire ressortir sous leur vrai jour, il place à leurs côtés les figures qui font contraste avec eux ; sa vaste et fidèle mémoire lut fournit des rapprochements inattendus doù jaillissent des traits de lumière. Son style excelle dans cette recherche des nuances fugitives ; sa phrase, désarticulée en quelque sorte par une gymnastique continuelle, se fait souple et chatoyante ; elle se déroule en anneaux brillants qui senlacent autour de chaque caractère et de chaque sujet. Il soccupe moins dailleurs de juger que de comprendre. De tout livre, de tout esprit, il veut extraire la fleur.
» Quil sagisse de Virgile ou dAnacréon, de Pascal ou de Musset, des écrivains les plus austères ou des poëtes les plus légers, il puise à longs traits en chacun deux lessence même de leur personnalité. En le lisant, on pénètre avec lui dans leurs oeuvres. On les goûte, on en respire le parfum, tantôt fortifiant et pur, tantôt enivrant et malsain ; on passe dune impression à lautre, on est tour à tour élevé et troublé, mais toujours charmé, jamais indifférent, et lon se dit quune seule époque, la nôtre, pouvait produire un tel type, et quun seul homme, Sainte-Beuve, a su faire de la critique un instrument aussi merveilleusement délicat. » (Bersier, conférence faite à Strasbourg, 1872.)
« Toujours en garde contre les autres, il revise tous leurs jugements ; en garde aussi contre lui-même, nul écrivain ne craint moins de revenir sur ses anciens jugements pour les corriger, soit quil les contredise ou quil les ramène à la mesure ; pour tenir son esprit libre, il le tient ouvert, de manière que les idées vieillies en sortent et que les idées neuves y entrent. M. Sainte-Beuve est un peintre exquis de portraits. Infiniment curieux, avide de savoir sur chacun ce que savent ou devinent le médecin et le confesseur ; ne reculant devant aucune peine pour sassurer du plus mince détail qui peut fournir un indice ; fuyant dêtre trompe et convaincu que tout homme risque de lêtre, doué dune sagacité singulière, il pénètre dans votre intimité, il vous observe à tous les moments, surtout quand vous ne vous observez pas ; il note vos paroles involontaires, il épie vos rêves, il découvre les hommes divers, souvent inconnus les uns aux autres, quil y a dans chaque homme ; puis il vous peint, non dans ces poses que lon prend pour les tableaux dhistoire, mais dans votre habitude même, ressemblant et vivant ; et sil croit sêtre trompé, il touche et retouche encore, serrant à chaque fois la vérité de plus près
Justement curieux de détails sur la vie dun écrivain, il les prend comme dutiles renseignements, mais il ny demeure pas ; il va aux ouvrages mêmes, sachant bien quil est plus près de lécrivain là que partout ailleurs ; il les interroge, il écoute ce qui sonne plein et ce qui sonne creux ; il devine si sous les phrases il y a ou non un homme et quel homme cest ; un goût des plus exercés lui apprend cela. » (E. Bersot.)
« Pour létude subtile des variétés complexes de lhumanité, M. Sainte-Beuve aujourdhui na pas dégal. Il est de la belle école de Montaigne, Shakspeare, Tacite, Saint-Simon ; école longtemps négligée et redoutée en France, grâce aux pédants de la formule et aux fats des boudoirs ; grâce aux serfs de la mode, figés dans la crasse des scolastiques et dans la sociabilité des salons
Il effleure tout, illumine tout, ne se contredit jamais, se modifie sans cesse, fait étinceler les points saillants, arrive aux profondeurs, ne sy attarde pas, et ne sarrête que si un scrupule de millésime ou une erreur de nom propre le met en désarroi. Oh ! alors, cest une désolation !
Mais il se rassérène ; il repart ; il est parti
Il entre dans toutes les petites chapelles, dérange tous les sacristains, furette dans tous les coins, met à sac les petits temples, trouve des documents, sème des anecdotes ; cest un miracle. Un tel esprit doit inquiéter et agacer singulièrement les hommes qui nont quune idée, ceux qui sont sûrs de leur affaire et qui ont des accroupissements et des assoupissements tyranniques. Il les effraye tous ; chacun cependant espère en lui et le veut pour soi : « Faites halte, lui crie-t-on ; arrêtez-vous ici, dans notre zone, dans notre coin spécial. Il ny a que cela de vrai. Moi je suis la Théologie, moi je suis le Romantisme, moi je suis le Naturalisme. Restez ici. Clouez-vous un peu. » Et comme sa nature est de glisser, de fuir et déclairer, il va toujours. « Voilà, disent-ils, un grand perfide et un terrible traître. » Vous le jugez perfide, il nest que lumineux et fugitif. Si vous étiez sensés, il resterait avec vous
Les exclusifs se sont bien trompés. Il est resté ce quil était, quelque chose qui rappelle Bayle sans être Bayle. Le XVIIIe siècle a passé entre eux deux. Le grand Goethe lisant les premiers essais de Sainte-Beuve, imprimés dans le Globe de M. Dubois, avait bien vu cette maîtresse passion dinfatigable enquête. » (Philarète Chasles.)
Sainte-Beuve, par le vicomte dHaussonville (1875, 1 vol. in-18). Cest le sort de tous les hommes de valeur, aussitôt après leur mort, doffrir aux critiques mille sujets détude, soit au point de vue du rôle quils ont joué dans la vie, soit au point de vue de leur talent. Les moindres détails ne paraissent pas superflus, les lettres les plus banales ne sont point laissées de côté, et lon voit les volumes succéder aux volumes, apportant chacun une particularité nouvelle, un détail inédit. Navons-nous pas vu dernièrement un critique publier des lettres inédites de Voltaire et trouver le moyen dêtre intéressant après la multitude de livres publiés sur ce grand homme, en nous le montrant tout simplement au milieu des embarras dargent et comme administrateur de sa fortune ? Sainte-Beuve est un de ces hommes dont la vie intime, les habitudes, les qualités et les travers doivent nécessairement piquer la curiosité du public. Nest-il pas curieux, en effet, de savoir comment se comportait ce critique souriant, mais dune implacable finesse, qui pénétrait si avant et avec tant de souplesse dans la vie et le caractère des autres ? Deux de ses secrétaires, MM. Troubat et Jules Levallois, ont déjà fait paraître dintéressants détails sur lintérieur du maître ; un grave magistrat, M. François Morand, a mis au jour une remarquable brochure, intitulée : les Jeunes années de Sainte-Beuve, dans laquelle sont accumulées les lettres et les particularités.
Létude biographique du vicomte dHaussonville est lhistoire du développement moral et intellectuel du fin critique. Tout senchaîne et se tient dans son livre ; lhomme et lécrivain, le caractère et le talent sont indissolublement mêlés dans une série dobservations savamment combinées. Les anecdotes fourmillent, mais ne sont placées quà leur bon endroit et pour mettre en relief tel ou tel côté de lhomme. Cette personnalité si multiple, si ondoyante, est envisagée dune façon magistrale et avec un soin minutieux ; M. dHaussonville sefforce de nous expliquer les combats intérieurs, le Sainte-Beuve poëte et le Sainte-Beuve chrétien. Il nous le montre partagé entre le doute qui naissait de sa pensée analytique, subtilement raisonneuse, et la foi qui dès la jeunesse avait poussé en lui de profondes racines ressortant et émergeant à chaque instant. Le poëte mourut jeune chez Sainte-Beuve, le critique le tua, mais il souffrit vivement à la fin de sa vie du discrédit où ses oeuvres poétiques étaient laissées. Rien nest plus curieux que le travail intérieur de cette âme incessamment sollicitée par les mouvements les plus contraires, accessible à toutes les influences et rejetant aussitôt ce quil avait aimé dabord avec lentraînement de lenthousiasme. Toute cette partie de létude de M. dHaussonville est remarquable.
Quant aux détails, aux anecdotes de la vie intime, ils montrent à quel point Sainte-Beuve, prompt à senflammer, porté aux avances, poursuivant des amitiés illustres, était facilement et rapidement désillusionné. Dans sa jeunesse, il éprouvait le besoin dépouser quelque grande âme, de vivre de la vie de quelquun, de penser la pensée dun autre ; mais il sen séparait vite. Est-il nécessaire de citer des noms ? DAlfred de Vigny à George Sand, et de Chateaubriand à Carrel, le catalogue de ses infidélités est bien rempli. Le désenchantement suivait de près lenthousiasme.
Les études comme celle de M. dHaussonville, à ce point minutieuses et analytiques, ne peuvent guère être favorables à une renommée, et quel que soit lhomme quon examine à la loupe, dont on épluche les qualités et les défauts, il sort de lopération un peu aminci et diminué. Cest ce qui arrive pour Sainte-Beuve. Lanalyseur a été analysé. Cest lui qui a écrit quelque part : « Il faut se poser à soi-même (sauf à ny répondre parfois que tout bas), au sujet de lauteur quon étudie, certaines questions : Que pensait-il en religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur larticle des femmes ? sur larticle de largent ? Etait-il riche ? était-il pauvre ? Quel était son régime ? Quelle était sa manière journalière de vivre ? Enfin quel était son vice ou son faible ? » M. dHaussonville a appliqué au maître sa propre méthode ; il sest posé ces questions et il a répondu, non pas tout haut, mais à demi-voix. Est-ce bien cependant la manière la plus convenable de juger Sainte-Beuve ? Cela semble douteux. Comme la dit un homme de goût, M. Anatole Claveau, « quelle relation y a-t-il entre cette existence un peu décousue et cette intelligence toujours active, toujours laborieuse, régulièrement et spontanément soumise aux nécessités dun travail quotidien ? Comment concilier cette assiduité de bureaucrate avec ce goût décole buissonnière, avec cette hardiesse dallures et ce penchant à vous faire faux bond qui caractérisent Sainte-Beuve dans la vie privée ? Il est à la fois glissant comme une anguille et persévérant comme une fourmi ; comment arranger cela ? Quelle influence lhomme a-t-il exercée sur lécrivain ? Cest bien plutôt lécrivain qui chez lui a fait lhomme
En un mot, ce nest pas sa vie qui explique son oeuvre ; cest son oeuvre qui explique sa vie. Que devient donc sa méthode ?
Ce nest point une méthode, ce nest quune manière. Appliquée par lui à toute la suite de la littérature française, elle a donné des résultats admirables ; appliquée à lui-même par M. dHaussonville, elle nous a valu des révélations piquantes ; mais, comme formule, elle demeure sans certitude et par conséquent sans valeur. »
Salvandy, Narcisse-Achille de
Salvandy, Narcisse-Achille de, homme dEtat et littérateur français, né à Condom (Gers) le 11 juin 1795, mort au château de Graveron (Eure) le 15 décembre 1856 Il fit, comme boursier, ses études au lycée Napoléon, à Paris, sengagea en 1813 dans les gardes dhonneur, prit part aux campagnes de Saxe et de France en 1813 et 1814, et reçut le grade dadjudant-major. A la première Restauration, il entra dans la maison militaire du roi et suivit les cours de lEcole de droit. Pendant les Cent-Jours, il fit paraître plusieurs brochures libérales qui passèrent inaperçues. En mars 1816, de Salvandy lança, sous ce titre : la Coalition et la France, un écrit chaleureux contre loccupation étrangère. Les alliés demandèrent larrestation de lauteur ; mais le duc de Richelieu refusa avec fermeté et récompensa même de Salvandy, après la libération de notre territoire, en 1819, en lui donnant la place de maître des requêtes au conseil dEtat. A cette époque, il publia des articles dans le Journal des Débats et des brochures dans lesquelles il se prononçait en faveur de la politique quelque peu libérale suivie par le duc Décazes, et contre les tendances des ultra-royalistes. Aussi, lors de la constitution du cabinet réactionnaire de 1821, M. de Peyronnet le destitua de ses fonctions de maître des requêtes. Peu après, de Salvandy se maria avec Mlle Feray et, en 1823, il donna sa démission du grade dofficier détat-major quil occupait depuis 1815. Tant que dura le ministère Villèle ; il lui fit une guerre acharnée, soit dans le Journal des Débats, soit dans de nombreuses brochures qui eurent du succès. Un roman historique, Don Alonzo (v. DON ALONZO), quil publia en 1824, dut aux circonstances, bien plus quau mérite de louvrage, une vogue extraordinaire. En 1828, le ministère Martignac le nomma conseiller dEtat et le chargea de soutenir le projet de code militaire devant la Chambre des pairs ; mais, à lavènement du ministère Polignac, il se retira pour engager une polémique vigoureuse contre les idées réactionnaires qui dominaient dans les conseils du gouvernement, et écrivit à cette occasion à Charles X une lettre dans laquelle il essaya vainement de léclairer sur les périls de la situation.
Au mois de juin 1830, le duc dOrléans donna à son beau-frère, le roi de Naples, alors à Paris, et au roi Charles X une fête magnifique au Palais-Royal. De Salvandy, qui y assistait, sentretint avec un des membres du ministère des dangers de la lutte engagée contre lopinion publique par lautorité royale. « Nous ne reculerons pas dune semelle, lui dit le ministre. Eh bien ! lui répondit de Salvandy, le roi et vous reculerez dune frontière. » Passant quelques instants après devant le duc dOrléans, qui recevait de nombreux compliments sur sa fête, il lui adressa celui-ci devenu bientôt célèbre : « Cest une fête toute napolitaine, monseigneur ; nous dansons sur un volcan. » La métaphore de Salvandy était une prophétie qui ne tarda pas à saccomplir. Un mois plus tard, le volcan faisait éruption.
De Salvandy resta simple spectateur de la révolution de juillet 1830 et se rallia sans aucune difficulté à la monarchie de Louis-Philippe. Il reprit sa place au conseil dEtat, réorganisé le 20 août, et fut élu député, deux mois plus tard, par le collége électoral de La Flèche. A la Chambre, il se jeta aussitôt dans le parti de la réaction, manifestant une horreur singulière pour toutes les propositions inspirées par lesprit démocratique, et attaqua avec une extrême ardeur le ministère pour avoir manqué dénergie pendant les journées du 13 et du 14 février 1831. Non réélu aux élections générales de cette année, il publia des brochures pour attaquer le parti révolutionnaire et plaider la cause des derniers ministres de Charles X. En 1833, le collége électoral dEvreux lenvoya à la Chambre des députés, où il fut rapporteur de la loi dite de disjonction, et vota avec le parti conservateur. Le 19 février 1835, il succéda à Parseval-Grandmaison comme membre de lAcadémie française. Lors de la formation du cabinet Molé, le 15 avril 1837, de Salvandy y prit le portefeuille de linstruction publique, quil conserva jusquen mars 1839. Pendant le temps quil resta à la tête de ce département ministériel, il améliora le sort des professeurs et des maîtres détude, institua des chaires de littérature étrangère dans les départements et donna jusquà la profusion des encouragements de toute nature aux professeurs et aux gens de lettres. Après sa sortie du ministère, il devint un des vice-présidents de la Chambre, où il représenta larrondissement de Nogent-le-Rotrou, puis celui de Lectoure. Nommé en 1841 ambassadeur en Espagne, il combattit, pendant un voyage quil fit en France, la politique du ministère au sujet du droit de visite. Au mois de novembre 1843, il passa à lambassade de Turin ; mais il revint peu après pour prendre part aux débats de ladresse, vota contre cette adresse, dans laquelle un paragraphe infligeait un blâme aux députés légitimistes qui étaient allés rendre visite au comte de Chambord à Belgrave-Square (1840), et donna alors sa démission de ses fonctions diplomatiques. Louis-Philippe, après lui avoir tenu pendant quelque temps rigueur, consentit, le 1er février 1845, à lui donner de nouveau le portefeuille de linstruction publique. Il reconstitua le conseil dinstruction publique, créa lEcole dAthènes, restaura lEcole des chartes et présenta divers projets de loi sur la réorganisation des Ecoles de droit et de médecine, sur lenseignement secondaire, etc. La révolution de 1848 rendit de Salvandy à la vie privée. Après avoir passé quelque temps hors de France, il habita tantôt Paris, tantôt son château de Graveron, soccupant de littérature, dagriculture et de politique. Ecarté des Chambres législatives sous la République, il continua à rester en relation avec les chefs de lancien parti conservateur qui fit une guerre acharnée à la liberté et aux institutions nouvelles. On le vit alors prendre part aux menées ayant pour objet la fusion des deux branches des Bourbons, et cet homme, qui avait contribué pour sa part au renversement de la branche aînée, se posa comme un des champions de la légitimité. De Salvandy était, lorsquil mourut, président de la Société dagriculture de lEure. Il sétait fait, comme écrivain, une réputation fort exagérée et qui ne lui a pas survécu. Disciple de Chateaubriand, dont il exagéra les défauts, il tombait dans lafféterie, aimait les images ampoulées, et son style se ressentait vivement de la tournure théâtrale de son esprit. Ce quil y incontestablement de meilleur dans son uvre, ce sont ses articles de journaux et quelques-unes de ses brochures politiques. Indépendamment de nombreux articles publiés dans le Journal des Débats, le Courrier français, la Revue contemporaine, le Dictionnaire de la conversation, le Livre dhonneur de lUniversité, le Livre des cent et un, le Keepsake des hommes utiles, etc., on lui doit : Mémoire à lempereur sur les griefs et les vux du peuple français (1815) ; Opinion dun Français sur lacte additionnel (1815) ; Observations critiques sur le champ de Mai (1815) ; la Coalition et la France (1816) ; Dangers de la situation (1819) ; Vues politiques (1819) ; Du parti à prendre envers lEspagne (1824) ; le Ministère et la France (1824) ; le Nouveau règne et lancien ministère (1824) ; Don Alonzo ou lEspagne, histoire contemporaine (1824, 2 vol. in-8°) ; les Funérailles de Louis XVIII (1824, in-8°) ; Islaor ou le Barde chrétien (1824, in-12) ; De lémancipation. de Saint-Domingue (1825, in-8°) ; la Vérité sur les marchés Ouvrard (1825, in-8°) ; Discussion de la loi du sacrilége (1825, in-8°) ; les Amis de la liberté de la presse (1827, in-8°) ; Que font-ils ? (1827, in-8°) ; Insolences de la censure (1827, in-8°) ; Histoire de Pologne avant et sous te roi Sobieski (1827-1829, 3 vol. in-8°), ouvrage rempli dinexactitudes et qui atteste une connaissance tout à fait insuffisante du sujet ; Seize mois ou la Révolution de 1830 et les révolutionnaires (1831, in-8°), réimprimé eu 1832 sous le titre de : Vingt mois, Paris, Nantes et la session (1832, in-8°) ; Lettres de la girafe au pacha dEgypte (1834, in-8°) ; Discours prononcé pour la réception de Victor Hugo à lAcadémie française (1841, in-8°) ; Rapport au roi sur létat des travaux exécutes depuis 1835 jusquà 1847 pour le recueil et la publication des documents inédits relatifs à lhistoire de France (1847, in-8°), etc.